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— Et le vieil homme a dit ça ?

— Oui. Un vieux dicton. Milarepa, je dirais.

— Mais il parlait de la science ?

— Toute la conférence parlait de la science.

— D’accord, d’accord. Mais j’ai trouvé cette idée particulièrement frappante.

— Une bonne pensée, c’est une pensée sur laquelle on peut agir.

— C’est ce que disent les mathématiciens.

— C’est certain.

— Alors, le lama disait-il que la NSF est folle ? Ou que la science occidentale est folle ? Parce qu’elle est assez sacrément raisonnable. C’est tout le problème, je veux dire. C’est la méthode dans une coque de noix.

— Eh bien, je suppose. Alors, dans cette mesure, nous sommes tous fous d’une façon ou d’une autre, non ? Il ne disait pas ça comme une critique. Rien de vivant n’est jamais complètement équilibré. Peut-être voulait-il dire que la science est déséquilibrée. Des pieds sans yeux.

— Je pensais plus à des yeux sans pieds.

Drepung agita la main, l’air de dire « l’un ou l’autre ».

— Vous devriez lui poser la question.

— Mais c’est vous qui traduisiez, alors je pourrais aussi bien vous interroger et shunter l’intermédiaire.

— Non, répondit Drepung en riant. C’est moi, l’intermédiaire. Je vous assure.

— Mais vous pouvez me dire ce qu’il répondrait, insista Frank pour le taquiner. Allons droit au but !

— Sauf qu’il me surprend beaucoup.

— Comment, par exemple ? Donnez-moi un exemple.

— Eh bien… Une fois, la semaine dernière, il m’a dit…

À ce moment-là, Anna fut appelée vers la porte d’entrée, et elle n’entendit pas l’exemple de Drepung, mais seulement le rire particulier de Frank, qui gargouillait sous le brouhaha des conversations.

Le temps qu’elle le rejoigne, il était dans la cuisine avec Charlie et Sucandra, en train de laver des verres et de mettre un peu d’ordre. Charlie, qui ne pouvait rien faire, parlait avec Frank de Great Falls, qu’ils recommandaient tous les deux chaudement à Sucandra.

— Ça ressemble plus au Tibet que n’importe quel autre endroit de la ville, dit Charlie.

Frank gloussa à nouveau, et plus encore quand Anna s’exclama :

— Oh, allez, mon chat, il n’y a aucun rapport entre les deux !

— Non, mais alors si ! Je veux dire, ça ressemble plus au Tibet que n’importe quel autre endroit de la région.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.

— L’eau ! La nature !

Et puis Frank et Charlie dirent en même temps :

— Le ciel !

Sucandra hocha la tête.

— J’aurais bien besoin du ciel. Peut-être même d’un horizon.

Et les trois hommes se mirent à rigoler.

Anna retourna dans le salon pour voir s’il ne manquait rien. Elle s’arrêta pour regarder Rudra Cakrin et Joe qui jouaient à nouveau aux cubes, assis par terre. Joe était aux anges, ravi d’avoir une telle compagnie. Il empilait en babillant les cubes que Rudra lui tendait en hochant la tête. Ils avaient passé à peu près toute la soirée à ça. Anna se prit à penser que c’étaient les deux seules personnes présentes ce soir-là qui ne parlaient pas anglais.

Elle retourna dans la cuisine et prit la place de Frank devant l’évier pendant qu’il allait à la cave, sortir sa chemise du séchoir. Il revint en l’enfilant et se remit à bavarder, appuyé au comptoir.

Comme Anna en faisait autant, Charlie alla lui chercher une bière dans le frigo.

— Allez, p’tit chou, bois ça.

— Merci, trésor.

Sucandra posa des questions sur le papier peint de la cuisine qui était d’un jaune éclatant, envahissant, surchargé de grands oiseaux blancs saisis à divers stades du vol. Quand on le regardait vraiment, c’était plutôt bizarre.

— J’aime bien, moi, dit Charlie. Ça réveille. D’accord, on a du mal à s’en abstraire, mais au fond, je le trouve plutôt pas mal.

Frank dit qu’il allait rentrer chez lui. Anna traversa le rez-de-chaussée pour le raccompagner vers la porte.

— Tu devrais réussir à attraper un des derniers métros, dit-elle.

— Ouais, pas de problème.

— Merci d’être venu. C’était chouette.

— Ça oui.

Anna vit à nouveau ce grand sourire illuminer son visage.

— Alors, raconte, elle est comment ?

— Eh bien… je ne sais pas.

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

— Bah, tu verras bien quand tu l’auras retrouvée, dit Anna.

— Ouais, acquiesça Frank, en posant rapidement la main sur son bras, comme pour la remercier de cette pensée.

Puis, alors qu’il s’éloignait sur le trottoir, il se retourna, la regarda par-dessus son épaule et dit :

— J’espère qu’elle est comme toi !

30

En sortant de chez Anna et Charlie, Frank alla à pied jusqu’au métro, sous une petite pluie chaude. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Arrivé devant le cube qui hébergeait l’ascenseur fatidique, il se planta devant et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. C’était impossible – surtout là. Il repartit à regret, comme si, en quittant cet endroit, il laissait cette expérience irrémédiablement dans le passé. Mais elle appartenait déjà au passé, alors… Plus loin, devant l’hôtel, prendre l’escalier qui descendait vers l’entrée du métro. Il s’engagea, toujours plongé dans ses pensées, sur le long escalator qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre.

Il pensait à Anna et Charlie, chez eux, avec tous ces gens. Comment ils se tenaient l’un auprès de l’autre, se penchaient l’un sur l’autre. La façon dont Anna posait la main sur Charlie quand elle était près de lui – et dont, ce soir-là, elle évitait soigneusement les lésions provoquées par le sumac vénéneux. Comment ils se passaient et se repassaient leurs enfants sans même sembler le remarquer. Tous les petits noms qu’ils se donnaient, une habitude que Frank avait déjà remarquée, alors qu’il aurait préféré l’ignorer : ce n’était pas seulement les mots doux habituels comme chéri, trésor, mon chou, mon amour, ma douce, mon bébé, mais aussi des noms exotiques, mièvres ou suggestifs à un point incroyable : lapin, nounours, chaton, crabichou, mon petit sucre, ma poupée d’amour, ma colombe, chou-mignon, mon ange, ma belle, mon joli, c’était insensé, l’intimité du lien monogame, le narcissisme inconscient de ce monde jumeau – écœurant ! Et en même temps, Frank en crevait d’envie, de cette union profonde, confortable, sur laquelle on pouvait se reposer, dans laquelle on pouvait se perdre. Pour relation durable, et plus si affinités. Primate cherche femelle pour la vie. Une pulsion qu’on remarquait dans toutes les cultures humaines, et chez beaucoup d’espèces, aussi. Il n’était pas stupide de sa part d’en rêver.

En attendant, maintenant, il était bien embêté. Il voulait retrouver la femme de l’ascenseur. Et Anna lui avait laissé entrevoir cette possibilité. Ça pourrait prendre un moment, mais comme elle l’avait souligné, tout le monde était fiché. Au moins au département de la Sécurité du territoire, et probablement ailleurs aussi, évidemment. Il ne devait pas être si difficile que ça d’obtenir, par des voies avouables ou non, les dossiers d’entretien du métro. Il y avait bien des gens qui mettaient le génome humain en carte !

Mais il ne pourrait pas faire ça depuis San Diego. Ou plutôt, même s’il lançait ses recherches de là – on pouvait retrouver quelqu’un n’importe où, avec Google –, il serait bien avancé s’il réussissait à la retrouver. C’était un grand continent. S’il voulait que ça serve à quelque chose, il fallait qu’il reste dans la région de Washington.