Et que ferait-il, s’il la retrouvait ?
Il ne pouvait pas réfléchir à ça tout de suite ; il ne voulait pas penser à ce qui pourrait arriver une fois qu’il l’aurait localisée. Ce serait déjà trop beau. Après ça, qui pouvait dire comment elle serait ? Après tout, c’était elle qui lui avait sauté dessus (à ce souvenir, il frémit, c’était encore présent – là – dans sa chair). Sauter sur un parfait inconnu dans un ascenseur coincé, après vingt minutes de conversation. Aucun doute pour lui, c’était elle qui avait pris l’initiative ; ça ne lui serait tout simplement pas venu à l’esprit. Peut-être que ça faisait de lui un crétin ou au moins un innocent, mais c’était comme ça. D’un autre côté, peut-être qu’elle était du genre à multiplier les coups d’un soir ; les journaux gratuits disaient peut-être vrai, après tout. On parlait sans arrêt de femmes qui n’avaient pas froid aux yeux (comme Buffy) et étaient pour le moins entreprenantes sur le plan sexuel, bien qu’il n’en ait personnellement pas assez vu pour pouvoir le confirmer. Même si c’était vrai pour Marta, maintenant qu’il y réfléchissait.
Enfin, bref, il était là, dans l’ascenseur, et il partageait la responsabilité de ce qui était arrivé. Un vrai coup de chance, d’ailleurs, et il était content de lui, stupéfait, mais radieux. Il voulait la retrouver.
Sauf qu’après ça – s’il y arrivait –, quoi qu’il puisse arriver, s’il devait arriver quelque chose – il fallait qu’il soit à Washington.
Bon. Il était là.
Seulement il venait de lancer sa flèche du Parthe dans la boîte à courrier de Diane, et le lendemain matin, en arrivant, elle la lirait. Une lettre qui était, à la réflexion, une critique virulente, limite méprisante, et – quel imbécile ! – aussi peu diplomatique que possible, complaisante, irrationnelle, inadaptée – à quoi pensait-il, bordel ? D’accord, il l’avait écrite sous le coup de la colère. De l’amertume. Il avait fait ça pour ne pas avoir de retour en arrière possible, parce que, une fois que Diane l’aurait lue, il serait grillé à la NSF.
Alors que, sans cette lettre, ç’aurait été une simple formalité de rempiler pour une année. Anna le lui avait demandé, et elle parlait pour Diane, Frank en était sûr. Un an de plus, et après ça, au moins, il aurait vu où il en était.
Une rame du métro entra enfin en brinquebalant dans la station, précédée par une colonne de vent. Assis dedans, secoué et roulé dans ce tunnel de nuit qui menait vers la ville, il ruminait les récents événements sous forme d’images rapides, déchiquetées, de considérations et de souvenirs hachés, éparpillés en une sorte de kaléidoscope ou de mandala : l’algorithme de Pierzinski, le panel, Marta, Derek, la conférence des Khembalais. Anna et Charlie, penchés l’un vers l’autre au-dessus d’un comptoir de cuisine. Il n’arrivait pas à donner un sens à tout ça. En fait, les parties avaient un sens, mais il n’arrivait pas à en déduire une théorie. Juste des parties d’un sens plus général : le monde allait droit au Grand Écrasement.
Et, dans le contexte d’un monde de cette espèce, voulait-il retourner dans un seul et unique labo ? Pourrait-il supporter de travailler sur un unique et minuscule fragment de la mosaïque géante des problèmes globaux ? C’était comme ça qu’il avait toujours travaillé jusque-là, et il se pouvait qu’il n’y ait pas d’autre façon de travailler, en réalité ; mais ne s’en sortirait-il pas mieux s’il déployait ses efforts de telle sorte qu’ils soient magnifiés, en utilisant la NSF, ce bras du gouvernement, petit mais potentiellement fort ? Était-ce le propos de sa lettre, cette furieuse critique de la NSF – sa frustration de voir qu’elle faisait si peu alors qu’elle aurait pu faire tellement ? « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde », c’était ce qu’Archimède avait déclaré, non ?
En tout cas, il avait brûlé ses vaisseaux et crevé les voiles. Sa lettre était dans le casier de Diane. Quelle connerie de se priver comme ça d’un moyen d’action possible. Il était vraiment trop con ! C’était difficile à admettre, mais là, il y était bien obligé.
Mais il pouvait encore retourner à la NSF, tout de suite, et récupérer sa lettre.
Même si les équipes de sécurité étaient là, il y avait des gens qui restaient travailler tard, ou qui arrivaient tôt. Il pourrait toujours raconter une histoire de ce genre. L’ennui, c’est que le bureau de Diane serait fermé. La sécurité le laisserait peut-être entrer dans son bureau à lui, mais au douzième étage ? Sûrement pas.
Peut-être qu’il pourrait arriver le premier, demain matin, se glisser à l’intérieur et la reprendre.
Mais tout le monde savait que, la plupart du temps, la première personne qui arrivait au douzième, c’était Diane Chang en personne. Il n’aurait qu’à lui dire qu’il voulait récupérer une lettre qu’il avait mise dans son casier. Elle pourrait lui demander, non sans raison, de la lire avant, ou bien elle pourrait la lui rendre sans rien lui demander, c’était impossible à dire. De toute façon, elle comprendrait qu’il y avait quelque chose qui clochait chez lui. Et quelque chose, au fond de lui, se révulsait à cette idée. Il ne voulait pas que quelqu’un soit au courant, il ne voulait pas avoir l’air d’être à bout de nerfs, ou indécis, ou d’avoir quelque chose à cacher. Ses rares rencontres avec Diane lui avaient donné des raisons de penser qu’elle n’était pas du genre tolérant avec les imbéciles, et l’idée d’être considéré comme un imbécile lui faisait horreur. C’était déjà assez dur d’être obligé de reconnaître qu’il avait déconné.
Et s’il devait rester à la NSF, il voulait pouvoir y faire des choses. Il avait besoin du respect de Diane. Il vaudrait vraiment mieux qu’il reprenne sa lettre sans qu’elle sache jamais qu’il l’avait laissée.
Une drôle d’idée lui vint à l’esprit, presque malgré lui. Assis dans son petit bureau, le regard perdu dans le vide, il avait souvent pensé à grimper sur le mobile suspendu dans l’atrium central. Il y avait une croix, au milieu, qui se déplaçait d’un élément à l’autre, un bout de chaîne qui avait l’air difficile à escalader à main nue. Une chute serait fatale, bien sûr, mais il pourrait descendre en rappel, à partir du skydome qui coiffait l’atrium. Il ne serait même pas obligé de descendre jusqu’en bas du mobile. Le bureau de Diane était au douzième, il n’avait pas si loin à aller. C’était l’occasion de mettre à profit son expérience et son matériel d’escalade et de laveur de carreaux de gratte-ciel. Descendre par le toit de verre, effectuer une traversée pendulaire du dessus du mobile à ses fenêtres, en faire basculer une, se glisser à l’intérieur, récupérer sa lettre dans son casier, et ressortir par le même chemin, après avoir refermé la vitre derrière lui. Il n’y avait pas de caméras de sécurité pointées vers le haut de l’atrium, il l’avait remarqué au cours d’un de ses songes d’escalade ; il n’y avait pas d’alarmes sur les encadrements des fenêtres : tout irait bien. Et le sommet du bâtiment était accessible par une échelle de maintenance fixée sur le mur sud. Il l’avait remarquée, une fois, en passant devant, et il l’avait souvent escaladée pendant ses rêveries éveillées ; s’occupant l’esprit avec des images d’action physique, peut-être pour modéliser le genre de dextérité exigé par la résolution d’un problème abstrait, les biomathématiques comme une sorte de varappe sur les murs de la réalité. Ou peut-être seulement pour compenser l’ennui de rester toute la journée le cul sur une chaise.