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C’était maintenant un plan, complètement formulé et prêt à être exécuté. Il n’essayait pas de se raconter que c’était le plus rationnel qu’il ait jamais échafaudé, mais il fallait qu’il agisse, là, maintenant. Il vibrait, tous les nerfs tendus à bloc, véritable Cocotte-minute bouillonnante d’action refoulée. La succession de mouvements physiques nécessaires à l’opération était à sa portée, et tous les autres facteurs de la situation le poussaient à les effectuer. En réalité, il y était obligé, s’il voulait vraiment prendre sa vie en main, enfin, et la projeter dans la direction de son désir. Changer de mer, repartir à zéro – rendre possible ce qu’il pourrait par la suite vivre avec la femme de l’ascenseur, quoi que ça puisse être. Ça devait être fait.

Il sortit à la station de Ballston, en proie à un tumulte de pensées. Il alla vers la porte du parking de la NSF, du côté sud du bâtiment, pour vérifier à quelle hauteur se trouvait l’échelle extérieure. Il n’avait qu’à apporter une caisse pour monter dessus. Il récupéra sa voiture et retourna à son appartement par les rues trempées de pluie, désertes, sans voir âme qui vive.

Chez lui, il fouilla dans le placard où il avait rangé son matériel d’escalade. Ses vieilles affaires de laveur de carreaux étaient en dessous, comme dans un site de fouille archéologique.

Il étala tout ça par terre, et ce fut comme s’il avait passé sa vie à préparer son coup. L’espace d’un instant, alors qu’il soupesait son pistolet à mastic, la bizarrerie absolue de ce qu’il s’apprêtait à faire le fit hésiter. D’abord, le pistolet à mastic ne servirait à rien sans mastic, or il n’en avait pas. Il devrait laisser des joints coupés, et quelqu’un finirait bien par les remarquer.

Puis il repensa à la femme dans l’ascenseur. Il sentait encore ses baisers. Quelques heures à peine avaient passé, et pourtant, depuis, le petit vélo qu’il avait dans la tête avait pédalé pendant ce qui lui semblait être des années. S’il voulait avoir une chance de la revoir, il devait agir. Des joints sectionnés ? La belle affaire ! Il fourra tout le reste du matériel dans son sac à dos d’escalade en nylon rouge passé, qui était déchiré sur un côté depuis une chute de pierres au Fourth Recess Lake, il y avait de ça une éternité. Il faisait souvent des trucs dingues, à l’époque.

Il reprit sa voiture, lança son sac dans le fond, rôda dans les rues sombres jusqu’à Arlington, derrière la station de Ballston. Il se gara dans une rue trempée, loin du bâtiment de la NSF. Personne. Il y avait huit millions de gens dans les environs immédiats, mais il était deux heures du matin, et il n’y avait pas un chat dans les rues. Qui pouvait nier la sociobiologie en un moment pareil ? Quelle meilleure preuve aurait-il pu rêver de leur nature animale, complètement diurne dans le technoenvironnement de la société postmoderne, profondément endormie à bien des égards, et en tout cas la nuit ? Inévitablement tombée dans un état mental encore très mal compris. Frank se sentait un peu exalté de contempler l’évidence renversante de leur animalité. Toute une ville de primates endormis. D’une façon ou d’une autre, ça confirmait l’impression qu’il avait de faire ce qu’il fallait. D’être réveillé pour la première fois depuis bien des années.

Du côté sud de l’immeuble de la NSF, ce fut l’affaire d’une seconde de dresser une caisse en plastique sur le côté et de s’agripper, en se propulsant d’une détente, au barreau du bas de l’échelle de service boulonnée à la paroi de béton. En approchant du sommet, il eut l’impression d’être très haut, et très exposé. Et il se dit que s’il était vrai qu’un excès de raison était une forme de folie, il paraissait en être guéri. À moins, évidemment, que ce ne soit en réalité la chose la plus raisonnable à faire – comme il en avait l’intuition.

Il passa par-dessus le parapet, atterrit dans une petite mare de pluie qui s’était accumulée sur le toit plat. Au centre, le grand dôme de verre de l’atrium.

Il y avait de la brume, et les nuages bas étaient orangés par les lumières de la ville. Il déploya son attirail. Le dôme était une pyramide aplatie à quatre côtés. Il s’approcha de la plaque triangulaire située le plus près de l’échelle, l’essuya et y fixa une grosse ventouse.

À l’aide de son vieux cutter, il coupa le joint de polyuréthanne rongé par le soleil qui entourait la vitre sur les trois côtés, l’arracha, dévissa les vis avec son vieux tournevis. Ensuite, il tira sur la poignée de la ventouse pour libérer la vitre en douceur, la fit pivoter presque à la verticale dans le profilé du bas, passa une courroie dans la poignée de la ventouse et l’attacha à un barreau de l’échelle. Le vide ainsi ouvert près du sommet de l’atrium était largement suffisant pour lui permettre de se faufiler à l’intérieur. Une bouffée d’air frais monta vers lui.

Il posa une serviette sur l’encadrement, enfila son harnais d’escalade et le boucla autour de sa taille. Il fixa ses cordes au barreau du haut de l’échelle. Une bombe pourrait tomber dessus sans qu’elle se décroche. Il n’avait plus maintenant qu’à se faufiler dans l’ouverture et à descendre en rappel le long de la corde, jusqu’au point où il commencerait à penduler.

Il s’assit prudemment sur le bord incliné de l’encadrement. Il sentait la bière qu’il avait bue chez Anna ballotter dans son estomac. Un tout petit peu gênant pour sa coordination, mais c’était de l’escalade. Tout irait bien. Il avait fait pire, dans sa jeunesse. Quel idiot, quand il y repensait. Même si le moment était mal choisi pour critiquer cette version de lui-même.

Il se retourna, se pencha en arrière au-dessus de l’atrium, testa le nœud en huit qui retenait la ligne – la friction était bonne –, se pencha encore plus dans l’atrium et plongea bientôt dans les profondeurs. Il tordit vigoureusement le système de rappel et sentit la corde ralentir ; elle réagit vite, et il rebondissait au bout quand il s’écrasa dans quelque chose. La surprise fut rude, parce qu’il n’avait pas l’impression d’avoir eu le temps de toucher le sol, et l’espace d’une seconde, il fut complètement désorienté. Et puis il vit qu’il avait heurté le haut du mobile et qu’il était suspendu au-dessus, la tête en bas, désespérément cramponné, d’une poigne fébrile, au mobile et à la corde.

Et très heureux d’être là. La brève chute semblait lui avoir fait l’effet d’un électrochoc ; sa peau le brûlait. Il tirailla sur sa corde, pour voir. Elle semblait solidement attachée à l’échelle sur le toit. Peut-être, après avoir placé le nœud en huit sur la corde, avait-il oublié de la tendre ; il ne se rappelait pas l’avoir fait. Dans ce cas, il aurait oublié une action instinctive, profondément enracinée chez tout grimpeur, mais il n’aurait pu honnêtement jurer l’avoir fait cette nuit-là. Il y avait beaucoup de choses qui tournaient dans sa tête ; peut-être trop.

Il fouilla prudemment dans son sac de ceinture. Il prit deux poignées ascensionnelles, les fixa avec un mousqueton à son baudrier et les clipsa sur la corde au-dessus de lui. Ensuite, il fit passer la corde en dessous de lui autour de sa cuisse et jeta un coup d’œil alentour. Il allait être obligé d’utiliser les poignées ascensionnelles pour remonter jusqu’au point voulu, avant de penduler jusqu’à la fenêtre de Diane.

Le mobile oscillait doucement. Frank l’attrapa et essaya de le maintenir jusqu’à ce qu’il s’immobilise, de peur qu’un membre du personnel de sécurité qui se serait aventuré dans l’atrium ne remarque le mouvement. Tout à coup, le vaste espace lui parut dangereusement éclairé, alors même que la seule source lumineuse était la vague lueur verdâtre de quelques boîtiers de sécurité dans les bureaux, autour de lui.

La pièce du haut du mobile était une barre incurvée en forme d’arc de cercle, suspendue par une chaîne en un point de sa circonférence, et d’où partaient deux barres plus courtes – la première à deux heures, pliée en forme d’escalier, l’autre traversant le cercle, formant un autre escalier qui descendait à quatre ou cinq mètres en dessous du cercle. Dans le noir, les barres semblaient être de différents tons de gris, mais Frank savait qu’elles étaient peintes de couleurs primaires. L’espace d’une seconde, tout ça lui parut parfaitement irréel.