Et puis l’ensemble finit par s’immobiliser. Frank fit remonter l’un des deux jumars sur sa corde, appliqua son poids dessus. Chaque mouvement devait être effectué avec délicatesse, et, l’espace d’un instant, il oublia tout le reste, plongé dans un espace propre à l’escalade, fait de concentration pure.
Il plaça l’autre jumar encore plus haut, porta délicatement son poids dessus en lâchant le premier. Un processus très mécanique et on ne peut plus normal. Il voulait quitter le mobile sans y appliquer la moindre poussée.
Mais la seconde poignée ascensionnelle glissa lorsqu’il pesa dessus, et il se rattrapa instinctivement à la corde, s’éraflant la paume avant d’être stoppé par l’autre poignée ; une brûlure rigoureusement superflue.
C’est alors qu’il commença à transpirer pour de bon. Un mauvais jumar était une mauvaise nouvelle. Celui-ci glissait très légèrement, puis il reprenait prise. Il le regarda en se disant qu’il avait peut-être été endommagé lors de la chute sur le haut du mobile. Les jumars étaient des pièces moulées, et il arrivait parfois qu’une bulle dans la matière provoque une amorce de rupture lorsqu’ils étaient soumis à un choc. Ça lui était déjà arrivé, et c’était une belle occasion de sécréter de l’adrénaline. Personne ne pouvait longtemps remonter une corde à la force des poignets.
Mais le jumar finit par tenir après avoir un peu dérapé, et en jouant avec, du bout des doigts, il constata qu’en repoussant la gâchette en place après l’avoir relâchée, il lui permettait de se bloquer plus vite. Alors, avec une patience crispante, au prix d’un combat contre la gravité qui le laissait à bout de souffle, il se contenta d’utiliser l’autre pour le gros effort de remontée, en positionnant le mauvais à la main, pour le maintenir (du moins l’espérait-il) tandis qu’il déplaçait le bon jumar vers le haut.
Il finit par arriver au niveau auquel il voulait descendre depuis le début, et fut enfin prêt à passer vraiment à l’action. Il était trempé de sueur et sa main droite le brûlait. Il essaya d’estimer le temps qu’il avait perdu – en vain. N’importe quoi entre dix minutes et une demi-heure, au jugé. Ridicule.
Penduler n’était pas difficile ; il se retrouva bientôt en train d’osciller d’avant en arrière, jusqu’à ce qu’il réussisse, en tendant le bras, à plaquer une ventouse moyenne sur la vitre du bureau de Laveta. Il se rapprocha, fit doucement le vide à l’intérieur, et elle resta collée du premier coup.
Ainsi plaqué à la fenêtre, il tira une barre en T du sac qu’il avait à la ceinture et se pencha un peu, pour l’encastrer dans la gouttière, le long de la vitre. Cela fait, il se redressa, coinça une planche à laver dans l’encoche au-dessus de la fenêtre et attacha la poignée de la ventouse à la planche avec une corde courte, maintenant la vitre de Laveta en position ouverte.
Il était paré. Il n’avait plus qu’à prendre son cutter, dévisser l’encadrement de la vitre, la soulever vers la planche à laver, presque à l’horizontale, maintenir le bord supérieur dans l’encadrement. Le fixer. L’espace le plus grand se trouvait au coin inférieur. Il se glissa dessous et entra dans le bureau, se tortillant avec l’agilité d’un gibbon, puis s’agenouilla, soufflant et haletant, sur la moquette du sol, en faisant le moins de bruit possible.
Il clipsa le filin au pied d’un fauteuil, juste pour être sûr qu’il ne retomberait pas dans l’atrium, et le laissa coincé là. Alla sur la pointe des pieds jusqu’au bureau de Laveta, et au casier de Diane, où il avait mis sa lettre.
Elle n’y était pas.
Il jeta un rapide coup d’œil sur son bureau. Ne la vit pas.
Il ne voyait pas où il aurait pu la chercher avec la moindre chance de succès. Les couloirs étaient surveillés par des caméras, et puis de toute façon, où irait-il chercher ? Elle était censée se trouver là, Diane était déjà partie quand il l’avait laissée dans son casier. En fait, c’était Laveta qui l’avait prise… Laveta ?
Désemparé, il regarda sur les autres bureaux et dans les tiroirs, mais la lettre n’était nulle part. Ne voyant pas ce qu’il pouvait faire d’autre, il retourna vers la fenêtre, décrocha sa ligne de rappel, reclipsa ses poignées ascensionnelles dessus, s’assura que la bonne était en haut, et qu’il avait bien retendu la corde avant de faire porter son poids dessus. Debout devant la vitre inclinée, face au vide, il chassa de son esprit le mystère de la lettre disparue, avec une dernière pensée pour Laveta, et la lueur qu’il croyait parfois voir dans son œil. Une nouvelle histoire de lettre dérobée. Ou peut-être que Diane était revenue. Enfin, ce n’était pas le moment d’y penser ; il était temps de se concentrer. Il devait se concentrer. La qualité onirique de la descente avait disparu, ce n’était plus maintenant qu’un exercice exténuant, dans une mauvaise lumière, difficile, pénible, un peu dangereux. Sortir, laisser retomber la vitre, revisser l’encadrement, laisser le joint coupé qui remplirait de perplexité le premier laveur de carreaux venu, un jour, plus tard… Par bonheur, bien qu’il se sente assommé par l’insuccès de sa tentative, le pilote automatique qu’il était devenu à l’issue de centaines d’heures d’escalade revint aux commandes. En fin de compte, c’était une vieille expertise, un don d’enfant, une chose qu’il pouvait faire, quoi qu’il arrive.
Ce qui valait mieux, parce que, en réalité, il avait du mal à se concentrer. À des niveaux divers, les pensées se bousculaient dans sa tête. Qu’avait-il bien pu arriver ? Qui avait sa lettre ? Arriverait-il à retrouver la femme de l’ascenseur ?
C’est ainsi que le lendemain matin, quand il entra dans le bâtiment par les moyens normaux, il leva les yeux timidement et remarqua que le mobile pendouillait maintenant selon un angle de quatre-vingt-dix degrés par rapport à la position qu’il avait toujours eue. Mais personne n’avait l’air de s’en rendre compte.
9. Événement déclencheur
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Département de la Sécurité du territoire ; CONFIDENTIEL
Transcription NSF 3957396584
Lignes 645d/922a
922a : Frank, t’es prêt à encaisser un truc ?
645d : Je sais pas, Kenzo. De toute façon, tu vas me le dire quand même.
922a : Casper le Fantôme des Profondeurs a passé la semaine dernière dans le détroit entre l’Islande et l’Écosse, et pas une fois il n’a relevé un niveau de salinité supérieur à 34.
645d : Waouh ! Et il est descendu à quelle profondeur ?
922a : Eaux de surface, zone médiane, couche supérieure des eaux profondes. Et jamais plus de 34. Et 33,8 en surface, à l’entrée dans la mer de Norvège.
645d : Eh ben… Et les températures ?
922a : 0,9 à la surface, 0,75 à trois cents mètres de profondeur. Plus chaud à l’est, mais pas de beaucoup.
645d : Oh, mon Dieu ! Il va jamais s’enfoncer.