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Ce qui sembla faire réfléchir les gens autour de la table.

— Je me demande, reprit Diane au bout d’un moment, sans quitter Frank des yeux, s’il est tellement évident pour tout le monde que nous sommes au bord du gouffre, et si nous serons écoutés si nous essayons de déclencher une telle cascade.

— Je n’en sais rien, convint Frank. Je pense que nous avons passé le point d’équilibre. Le courant Atlantique s’est figé. Nous nous dirigeons vers une période de changement climatique rapide. Ce qui implique des problèmes qui vont rendre impossible la poursuite de la science normale.

Diane eut un sourire crispé.

— Vous voulez dire que nous devons sauver le monde afin que la science puisse continuer ?

— Oui, si vous voulez présenter les choses comme ça. Faute de meilleure raison d’agir.

Diane le regardait, offusquée. Il ne baissa pas les yeux, l’air peu disposé à céder du terrain.

Anna suivait l’échange, assise au bord de sa chaise. Il se passait quelque chose entre ces deux-là, mais elle n’avait pas idée de ce que c’était. Pour alléger la tension, elle écrivit sur son bloc Sauver le monde afin que la science puisse continuer. Le Principe de Frank, comme l’appela ensuite Charlie.

— Alors, dit Diane, pour rompre la glace. Qu’en pensez-vous ?

Une discussion s’ensuivit. Les idées fusèrent : créer une sorte de « cabinet fantôme » pour doubler le Bureau d’évaluation technologique du Congrès, faire campagne pour que le conseiller scientifique du Président soit membre de son cabinet, et même rédiger un nouvel amendement à la Constitution qui élèverait l’Académie nationale des sciences au niveau d’une branche du gouvernement. Et puis aussi conquérir un statut international, fonder un corps mondial d’organisations scientifiques pour promouvoir tout ce qui pourrait asseoir une civilisation durable. Ces idées et d’autres furent évoquées, de façon hésitante, au début, et puis avec plus d’enthousiasme au fur et à mesure que les participants réalisaient qu’ils avaient tous plus ou moins caressé des idées de cette espèce, des visions trop énormes ou trop échevelées pour qu’ils osent les aborder avec d’autres chercheurs. « Des notions assez ébouriffantes », comme le dit l’un d’eux.

Frank les écoutait, toujours planté devant son tableau blanc.

— Le truc, dit-il, c’est que de la façon dont les choses sont organisées maintenant, les scientifiques ne se mêlent pas des décisions de politique politicienne, de la même façon que les militaires se tiennent à l’écart des affaires civiles. C’est un héritage de la Seconde Guerre mondiale, quand la science était assimilée aux problèmes militaires ; les savants se sont effacés des instances politiques, et on a créé une structure instituant le contrôle civil de la science, si je puis dire. Eh bien, moi, je dis merde à tout ça ! La science, ce n’est pas l’armée. Ce n’est pas le problème, c’est la solution. Elle doit donc se faire entendre. Ce qui paraît extravagant, là-dedans, c’est l’idée que les savants doivent prendre position et faire partie intégrante du processus de prise de décision politique. Si c’étaient les types du Pentagone qui disaient ça, je serais le premier à m’inquiéter, sauf que c’est ce qu’ils font tout le temps. Mais je dis que c’est une revendication parfaitement légitime, et même une démarche nécessaire, parce que, d’abord, nous ne sommes pas l’armée, nous sommes la société civile, et ensuite, les seules méthodes permettant d’aborder les problèmes d’environnement global, c’est nous qui les maîtrisons.

Le groupe rumina un instant ses paroles dans le silence seulement troublé par la pluie torrentielle qui décrivait sur les vitres une infinité de schémas évoquant des deltas mouvants. Des nuages de plus en plus sombres grommelaient au-dessus du bâtiment, environnant la pièce d’une lueur crépusculaire, la réduisant à un cube de lumière fluorescente suspendu dans une grisaille aqueuse.

Le bloc d’Anna était couvert de mots isolés dans un contexte de gribouillis. Tant de problèmes intimement liés, imbriqués dans l’immense problème global. Tant de solutions suggérées, soit partielles, soit utopiques, soit les deux. À ce stade, personne ne pouvait prétendre détenir une grande stratégie pour l’avenir. Sophie Harper donnait l’impression de se retenir de lever les bras au ciel, comme si elle prenait le discours de Frank pour une critique de ses actions à ce jour, ce qui, se disait Anna, était une façon de voir les choses, bien que ce ne soit pas vraiment celle de Frank.

C’est alors que Diane fit un mouvement sec, coupant court à la discussion.

— Frank, dit-elle en étirant son nom, c’est vous qui avez mis le sujet sur le tapis, comme si nous pouvions y faire quelque chose. Alors, je vous propose de diriger un groupe chargé d’imaginer quoi. Qui dresserait l’inventaire de ce que nous pourrions faire, effectivement, et qui rendrait compte à ce comité. Vous pourriez partir de l’idée que votre groupe serait celui qui ouvrirait la voie du nouveau paradigme.

Frank regardait tous les mots qu’il avait si violemment griffonnés en rouge sur le tableau blanc. Il le regarda pendant un long moment, avec une expression sinistre. La plupart de ceux qui étaient là savaient qu’il devait rentrer à San Diego. L’offre de Diane devait leur paraître caractéristique de son style de management, direct, transparent, et souvent pimenté d’un élément de confrontation ou de défi. Quand on manifestait devant elle le désir d’entreprendre quelque chose, elle disait : « Eh bien, allez-y. Faites-le, passez aux actes, si vous en avez tellement envie. »

Frank se retourna enfin, et dit, en la regardant dans les yeux :

— Eh bien, d’accord. Je serai heureux de le faire. Je ferai de mon mieux.

C’est à peine si Diane laissa voir un éclair momentané de triomphe. Dans le temps, quand Anna était jeune, elle avait vu un maître de jeu d’échecs jouer contre une salle entière. Un seul joueur lui donnait du fil à retordre, et quand il l’eut enfin mis échec et mat, elle l’avait vu s’approcher de l’échiquier suivant avec ce même bref regard de jubilation.

Et là, dans cette salle, Diane était déjà passée au point suivant de l’ordre du jour.

Le groupe de bio-informatique se retrouva ensuite dans les bureaux d’Anna et de Frank, au sixième étage, à siroter du café froid, le regard perdu dans l’atrium.

Edgardo pointa son nez et dit allègrement :

— Alors, cette réunion ? Encore des palabres inutiles, je suppose.

— Non, coupa Anna.

— Quoi, Diane a réformé la NSF de fond en comble ? s’esclaffa-t-il.

— Non.

Ils restèrent assis là. Edgardo entra et se versa un café.

— Je ne sais pas, mais si tu avais annoncé à Diane que tu restais une année de plus, tu ne t’y serais pas pris autrement, dit Anna à Frank.

— Ouaip.

Edgardo se retourna, surpris.

— Eh bien, ça prouve que les miracles existent ! J’espère que tu n’as pas résilié le bail de ton appartement !

— Eh si.

— Oh non ! La tuile !

Frank écarta la réplique d’un revers de sa main brûlée.

— Le type revenait, de toute façon.

— Alors, tu as vraiment changé d’avis ? lui demanda Anna.

— C’est-à-dire que…

Les lumières et les ordinateurs s’éteignirent. Une coupure de courant, due à l’orage.

— Il ne manquait plus que ça !

Ils étaient dans le noir complet. L’atrium était un aquarium uniquement éclairé par la lueur verdâtre, glauque, des boîtiers de sécurité. EXIT. L’ombre de l’avenir.

Et puis le générateur de secours prit le relais, faisant entendre un bourdonnement perceptible du haut en bas de l’immeuble. L’électricité était revenue, annoncée par une sorte de vibration basse et plusieurs pings informatiques.