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Mais les propriétaires des maisons en question avaient répliqué que la rangée de constructions du bord de la falaise ne serait pas forcément la dernière à disparaître. Tout le monde connaissait maintenant l’histoire de D Street, la rue la plus à l’ouest d’Encinitas. Quand on allait au fond des choses, la ville tout entière était construite le long d’une falaise de grès, une falaise méchamment fracturée et pleine de failles. Son érosion rapide, massive, s’était déjà produite, et elle pouvait se reproduire. Il suffisait d’un coup d’œil au Pacifique en furie pour se convaincre que c’était possible.

Et c’est ainsi que, plus tard, ce matin-là, Leo se retrouva, sa veste imperméable et son pantalon plaqués sur son corps par le vent, en train de pousser une brouette sur un large sentier de caillebotis près du bord de la falaise, à l’extrémité sud de Leucadia. Roxanne était dans l’intérieur des terres, chez sa sœur. Il n’avait que ça à faire, et il était heureux de trouver à s’occuper. Le corps d’ingénieurs de l’armée avait garé un camion-benne du comté sur Europa, et des hommes soulevaient à l’aide d’un petit treuil des blocs de granit qu’ils déposaient sur des brouettes. Une profusion de bénévoles grouillait autour, telle une équipe de volontaires venus lutter contre un incendie. Les gars du comté et de l’armée supervisaient les opérations, alignant les planches et dirigeant les pierres vers les différents points du bord de la falaise d’où elles devaient être balancées.

Des dizaines, des centaines de gens étaient sortis dans la tourmente, sur la route de la côte ou dans les parkings du point de vue, pour regarder les blocs de pierre dégringoler dans la mer. C’était le dernier événement à la mode, une sorte de nouveau sport extrême. Certains blocs prenaient vraiment bien l’air, tournoyaient sur eux-mêmes, restaient pour ainsi dire immobiles, ou s’écrasaient dans des gerbes d’eau monumentales. Les surfeurs qui ne contribuaient pas à l’effort général – le nombre de bénévoles susceptibles d’aider en même temps était forcément limité – saluaient les chutes les plus spectaculaires par des hurlements enthousiastes. Tous les surfeurs du pays étaient venus là, attirés comme des papillons par une flamme. Ils étaient fascinés, et ça les démangeait sûrement de sortir ; mais ce n’était vraiment pas possible. Les éléments étaient déchaînés, et ils n’auraient eu aucune chance avec les grandes vagues qui venaient se briser au bas des falaises. Des masses d’eau monstrueuses s’élevaient, se désintégraient en un feu d’artifice de blancheur écumante, farouche, restaient un moment cabrées, très haut, sur la paroi de la falaise, puis s’abattaient et retournaient prendre des forces au large, fonçant comme des taureaux dans les vagues qui arrivaient, créant des collisions tumultueuses, jusqu’à ce que tout, sur les bancs de sable brun, ne soit plus que trouble et chaos, où une nouvelle montagne d’eau venait alors s’écraser.

Et pendant tout ce temps, le vent hurlait au-dessus d’eux, à travers eux, contre eux. C’était un vent chaud, quinze ou vingt degrés. Leo n’arrivait pas à estimer sa vitesse. Les falaises, à cet endroit, étaient basses par rapport à celles de Torrey Pines – vingt-cinq mètres environ, au lieu d’une centaine –, mais elles suffisaient amplement à faire obstacle au terrible vent du large et l’obligeaient à remonter, de sorte que, un peu en retrait, l’air était à peu près immobile, alors, que juste au bord, le courant d’air ascendant était traversé de fréquentes bourrasques, pareilles aux coups de poing d’une main invisible. Leo avait l’impression que s’il s’était penché au bord de la falaise il aurait pu écarter les bras et rester suspendu là, en diagonale, peut-être même sauter et descendre en vol plané jusqu’en bas. De jeunes adeptes du deltaplane allaient probablement essayer ça, ou des surfeurs à la combinaison modifiée, pareils à des espèces d’écureuils volants. Sauf qu’ils n’apprécieraient sûrement pas de se retrouver dans l’eau en ce moment. La hauteur à laquelle le crachin venait s’écraser contre la paroi de la falaise était difficile à croire, vraiment stupéfiante ; les embruns soulevés par le vent étaient régulièrement projetés vers l’intérieur des terres, sur les maisons et les gens déjà trempés.

Leo poussa sa brouette vers le bout du chemin de planches où une bande de gars prirent les poignées avec lui et l’aidèrent à faire basculer la pierre au bon endroit. Après ça, il s’écarta et resta un moment planté là, à regarder les autres s’affairer. L’accès à certaines parties plus vulnérables de la falaise serait forcément restreint, et ils en auraient pour des jours à les consolider. Pour le moment, les pierres disparaissaient simplement dans les vagues. Il n’y avait rigoureusement aucun résultat visible.

— Autant laisser tomber des pierres dans l’océan, dit-il dans le vide.

Le bruit du vent était terrifiant, un hurlement interminable, pareil à la poussée des réacteurs d’un avion avant le décollage, ponctué de claques fréquentes, invisibles, sur l’oreille. Il pouvait parler tout seul sans craindre qu’on surprenne ses paroles, et c’est ce qu’il faisait : un journal parlé de sa journée. Le vent le faisait pleurer, mais il lui arrachait aussitôt ses larmes, dégageant sa vue, puis la brouillant à nouveau.

C’était une réaction purement physique aux coups de vent ; au fond, il était très heureux d’être là. Heureux de la distraction que lui procurait la tempête. Une catastrophe naturelle, un désastre partagé, qui mettait tout le monde dans le même bateau. D’une certaine façon, c’était même exaltant – pas seulement la réaction humaine, mais la tempête proprement dite.

Le vent en tant qu’esprit. Il se sentait transporté. Comme si le vent l’avait emmené hors de sa vie et très loin.

Ça plaçait assurément les choses sous une perspective très différente. Il avait perdu son boulot, et alors ? Quelle importance, en réalité ? Le monde était tellement vaste et puissant. Il grouillait de petites créatures pas plus grosses que des puces, et leurs problèmes étaient des soucis de puces.

Alors il retourna au camion-benne chercher une autre pierre et se concentra sur l’effort de la maintenir en équilibre sur le devant de la brouette, en l’inclinant, en lui faisant suivre la ligne flexible de planches, en avançant, l’épaule en avant, dans la bourrasque. Balancer une pierre dans l’océan. Merveilleux, vraiment.

Il revenait en courant, avec sa brouette vide, vers la benne, quand il vit Marta et Brian qui sortaient du pick-up de Marta garé un peu plus loin, au bout de la rue.

— Hé !

C’était une bonne surprise, parce qu’ils n’étaient pas ensemble, ils n’étaient même pas amis en dehors du labo, à sa connaissance, et Leo craignait de ne plus jamais les revoir après la fermeture du labo.

— Marta ! hurla-t-il joyeusement. Eh, Braill-anne !