— LEO !
Ils étaient ravis de le voir. Marta courut vers lui et le serra sur son cœur. Brian en fit autant.
— Comment ça va ?
— Alors, comment ça va ?
Ils étaient galvanisés par les éléments déchaînes, et l’occasion de se rendre utile. Aucun doute que ces deux semaines avaient été longues pour eux aussi, sans travail, sans nulle part où aller, sans rien à faire, à part lézarder sur la plage, ou ailleurs. En tout cas, ils étaient là, et Leo en était ravi.
Ils se mirent très vite au boulot, traînant les rochers vers la falaise. À un moment, Leo se retrouva derrière Marta sur le chemin de planches. Il regarda ses hanches étroites, ses larges épaules musculeuses de surfeuse, ses cheveux noirs, bouclés, trempés, et fut pris pour elle d’une soudaine vague d’amitié et d’admiration. Elle leva la tête dans le vent hurlant, pour hurler en retour. Hurler de joie. Elle lui manquerait. Et Brian aussi.
C’était formidable de leur part d’être venus comme ça ; mais la nature des choses était telle qu’ils trouveraient sûrement un autre boulot, et puis ils s’éloigneraient. Ça ne durait jamais, avec les anciens collègues de travail, le lien n’était pas assez fort. Le travail était une occasion de rencontrer, d’apprécier les gens embauchés comme vous. Pas seulement leur façon à eux d’être, mais aussi la façon dont ils travaillaient, les expériences qu’ils faisaient ensemble. Ça avait été un bon labo.
Les militaires leur faisaient signe de reculer du bord de la falaise, où la pelouse était maintenant complètement dévastée. Un type avec un coupe-vent trempé marqué USGS était accroupi au-dessus d’une grande cantine de métal. Un fonctionnaire du Bureau géologique national. Brian hurla à l’oreille de ses amis qu’ils avaient trouvé une fracture dans le grès, parallèlement au bord de la falaise. Apparemment, ils avaient un peu sondé le sol et l’instrument du géologue indiquait des mouvements. Elle allait s’effondrer. Tout le monde lâcha sa pierre sur place et rapporta les brouettes vides vers Neptune Avenue.
Juste à temps. Avec un bref rugissement assourdi et un whouf ! qui aurait pu n’être qu’un coup de vent, ou une vague de plus – mais alors une vague vraiment grosse –, le bord de la falaise s’affaissa. Ensuite, à l’endroit où elle se trouvait, ils virent, à travers le vide, la mer grise, sur des centaines de mètres. Le bord de la falaise avait reculé de quatre ou cinq mètres.
Très bizarre. La foule n’eut qu’un cri, qui masqua un instant le bruit du vent. Leo, Brian et Marta s’avancèrent avec les autres pour entrevoir la sale rage de l’eau, tout en bas. La brèche s’étendait sur une centaine de mètres au sud, peut-être quinze au nord. Une modeste perte dans le schéma général des choses, mais c’était comme ça que ça se passait le long de cette partie de la côte, une petite rupture après l’autre. Le type de l’USGS leur dit qu’il y avait une série de failles dans le grès, à cet endroit, toutes parallèles à la falaise, et il était probable qu’elle continuerait à se déliter, bribe par bribe, alors que les vagues sapaient le pied de la paroi. Trois rues avaient disparu comme ça, en une nuit. Ça pouvait aller tout du long, vers l’intérieur des terres, jusqu’à la route de la côte, leur dit-il.
Stupéfiant. Leo n’avait plus qu’à espérer que la maison de la mère de Roxanne ait été construite sur une section plus solide de la falaise. C’est l’impression qu’il avait toujours eue quand il descendait l’escalier, sur le côté, et elle se vérifiait ; la maison était bel et bien dressée sur une sorte de contrefort de pierre. Mais rien ne garantissait qu’un segment quelconque tiendrait ; c’était ce qu’il se disait, debout là dans le vent furieux, en regardant l’océan s’agiter. Rien ne pourrait empêcher un quartier entier de disparaître. Et tout le long de la côte, ils avaient construit très près du bord, alors ça devait être plus ou moins pareil en beaucoup d’autres endroits.
Aucune maison n’avait encore été emportée dans l’effondrement qu’ils venaient de constater, mais il y en avait une, à l’extrémité sud, dont une partie du mur ouest s’était écroulé, et qui était ouverte à tous les vents. Les gens plantés autour regardaient en tendant le doigt, hurlant sans se faire entendre dans le rugissement du vent. Vibrionnant, courant de-ci, de-là, essayant de voir quelque chose.
Il n’y avait rien d’autre à faire, à ce stade. Le bout du chemin de planches avait été emporté avec le reste. L’armée et les types du comté disposaient des chevaux de frise et déroulaient du ruban de plastique orange ; ils allaient barrer la route, l’évacuer, et transférer l’effort de consolidation vers un coin plus sûr.
— Waouh ! lança Leo à l’orage, sentant le vent lui arracher le mot de la bouche et l’emporter vers l’est. Putain, quel vent ! C’est juste là qu’on était ! hurla-t-il à l’intention de Marta.
— Parti ! hurla Marta en retour. Tout est parti ! Parti comme Torrey Pines Generique !
Brian et Leo poussèrent des hurlements approbateurs. Parti à la mer, avec tout ce putain d’endroit !
Ils allèrent retrouver le petit pick-up Toyota de Marta, s’assirent au bord du trottoir, plus ou moins à l’abri du vent, et burent les cafés qu’elle avait apportés, déjà refroidis dans leur tasse en carton avec leur couvercle de plastique.
— Le boulot n’est pas fini, leur annonça Leo.
Ils acquiescèrent. Ils avaient compris qu’il parlait des travaux de terrassement.
— Ça, c’est sûr, répondit Brian. Il paraît que la route de la côte est coupée juste au sud de Cardiff. La lagune de San Eijo est complètement obstruée, et la mer remonte dans l’embouchure du fleuve. La rue des restaurants a purement et simplement disparu. Le pont routier a été emporté, et l’eau a commencé à envahir la route par les deux côtés.
— Eh ben !
— Ça va être un sacré merdier. Je parie que ça va faire pareil à l’embouchure de la Torrey Pines River.
— Comme tout le long de la lagune.
— Peut-être, ouais.
Ils sirotèrent leur café.
— C’est chouette de vous revoir, les gars ! dit Leo. Merci d’être venus.
— Ouais.
— C’est ce qu’il y a de plus terrible dans tout ça, reprit Leo.
— Ouais.
— Dommage qu’ils ne nous aient pas gardés. Ils mettent tous leurs œufs dans le même panier, là.
Marta et Brian regardèrent Leo. Il se demanda avec quelle partie de ce qu’il avait dit ils n’étaient pas d’accord. Et comme ils ne travaillaient plus pour lui, il n’avait pas le droit de leur tirer les vers du nez à ce sujet, pas plus qu’à n’importe quel autre sujet, d’ailleurs. D’un autre côté, il n’avait pas de raison de se gêner.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je viens de signer avec Small Delivery Systems, dit Marta, en hurlant pour se faire entendre par-dessus le vacarme.
Elle le regarda, mal à l’aise.
— C’est Eleanor Dufour qui m’a embauchée. Elle est chez eux, maintenant. Ils veulent qu’on reprenne les recherches sur les algues qu’on avait commencées.
— Oh, je vois. Eh bien, tant mieux. Tant mieux pour toi.
— Ouais. Enfin, Atlanta…
Les types de l’armée sifflèrent. Un groupe de Leucadiens les suivirent en marchant au pas, le long de Neptune Avenue, vers un autre camion-benne qui venait d’arriver. Le boulot continuait.
Leo, Marta et Brian les rejoignirent et se remirent à l’ouvrage. Certains partirent, d’autres arrivèrent. Des tas de gens filmaient les événements avec des caméras vidéo ou numériques. Comme la journée avançait, les volontaires prirent avec reconnaissance les gros gants de chantier que leur proposaient les gars de l’armée. Ils avaient déjà assez d’ampoules comme ça.