— Bien sûr, Phil. Considérez que c’est fait.
Charlie sortit le biberon du bain-marie et le sécha. Joe apparut à la porte, tout nu, brandissant sa couche pour la soumettre à l’inspection de Charlie.
— C’est formidable, Joe ! Tu as fait dans ton pot ? C’est vraiment bien, alors ! Tiens, ton biberon est prêt. Quelle parfaite récompense pavlovienne !
Joe prit le biberon des mains de Charlie et s’éloigna, une longueur de papier hygiénique coincée dans les fesses traînant derrière lui.
Putain de merde, pensa Charlie. C’était le cas de le dire.
Il appela Roy et lui dit que Phil était d’accord pour revenir à la charge avec la proposition de loi sur les aérosols chinois. Roy n’en revenait pas.
— Tu veux rire ? On s’est ramassés comme pas possible, l’autre fois. On a pris une veste, et ça va être encore pire ce coup-ci.
— Non, pas du tout. On s’est vautrés mais ce n’était pas plus mal, parce que notre cote de popularité avait grimpé en flèche, et on en a profité pour faire passer d’autres trucs. Et ça marchera de la même façon cette fois, parce que c’est pour la bonne cause, Roy. On est du bon côté, sur cette affaire.
— Oui, bien sûr. Ce n’est pas le problème…
— Pas le problème ? Est-ce qu’on en est arrivés à un point de cynisme tel que le fait qu’on soit dans notre bon droit ne veut plus rien dire ?
— Non, bien sûr, mais ce n’est pas le problème non plus. C’est comme quand on joue aux échecs : chaque mouvement n’est qu’un mouvement dans une partie plus vaste, tu comprends ?
— Oui, je comprends. D’autant mieux que c’est mon argument que tu me renvoies, là, mais ce que je veux dire, c’est que c’est un bon mouvement, ça les met en échec, et ils vont être obligés de sacrifier une reine pour s’en sortir.
— Tu penses vraiment que c’est un moyen de pression tellement important ? Pourquoi ?
— Parce que Winston a des liens particuliers avec l’industrie chinoise, et qu’il est mal placé pour défendre sa position vis-à-vis de son noyau dur. La realpolitik chrétienne n’est pas une philosophie super-cohérente, et c’est un point faible pour lui, tu ne vois pas ça ?
— Si, bien sûr. Tu as dit que Phil avait donné le feu vert ?
— Oui.
— Bon. Ça me suffit.
Charlie esquissa une petite danse dans la cuisine, qu’il prolongea dans le salon, où Joe, assis par terre, essayait de remettre sa couche. Les deux adhésifs sur le côté s’étaient détachés.
— C’est bien, Joe. Allez, je vais t’aider.
— Voui, pa.
Joe lui tendit sa couche.
— Hmm, fit Charlie, soudain suspicieux.
Il appela Anna, qui répondit tout de suite.
— Hé, p’tit chou en sucre, ça va ? Ouais, je t’appelle juste pour te dire que je t’aime et te suggérer de prendre deux billets pour la Jamaïque. On part tous les deux, en amoureux. On trouvera bien quelqu’un pour s’occuper des gosses. On va retenir toute une plage rien que pour nous et y passer une semaine, peut-être deux. Ça nous fera du bien.
— Ça, c’est sûr.
— C’est vraiment bon marché, là-bas, en ce moment, à cause des troubles et tout ça, alors on devrait être tout seuls.
— Absolument.
— Alors, je vais juste appeler l’agence de voyages et leur dire d’imputer ça sur ma carte de crédit professionnelle.
— Génial. Vas-y.
Et puis il y eut une sorte de craquement, et Charlie se réveilla pour de bon.
— Et merde !
Il savait exactement ce qui venait de se passer. Ça lui était déjà arrivé. Son rêve lui avait mis la puce à l’oreille ; ça allait trop bien. Anormalement bien – dans ce cas précis, il avait fait preuve d’une puissance de persuasion peu plausible. Il avait échafaudé des scénarios de plus en plus invraisemblables, comme s’il voulait voir jusqu’où il pouvait aller trop loin, jusqu’à ce que le rêve crève comme une bulle, le réveillant.
C’était presque drôle, cette relation au rêve. Sauf que, parfois, il se crashait au moment le plus inopportun. C’était pervers de tester la limite de sa propre crédibilité au lieu de se laisser aller, mais c’était comme ça que son esprit fonctionnait. Il n’y pouvait rien, à part gémir et rire, et essayer d’entraîner son esprit endormi à une plus grande tolérance envers la réalisation de ses souhaits.
Or donc, dans le monde réel, c’était une journée de travail à la maison pour Anna, journée programmée pour procurer à Charlie des espèces de vacances sans Joe. Il avait payé un lourd tribut au sumac vénéneux. Il pensait en profiter pour aller tout seul au bureau, pour une fois, et discuter avec Phil de ce qu’il fallait faire maintenant. Il était crucial de le renvoyer au charbon sur l’ensemble des petites propositions de lois qui sauverait l’essentiel de la loi générale.
Il descendit pieds nus au rez-de-chaussée et trouva Anna en train de faire des crêpes pour les garçons. Joe aimait s’en servir comme de petits frisbees.
— Bonjour, mon bébé !
— Salut, chou.
Il l’embrassa sur l’oreille et sentit l’odeur de ses cheveux.
— Je viens de faire un rêve absolument stupéfiant. J’arrivais à convaincre tout le monde de faire ce que je voulais.
— Et en quoi c’était un rêve, au juste ?
— C’est ça, ouais ! N’en rajoute pas, s’il te plaît. Il est clair que je n’ai aucun pouvoir de persuasion, sur qui que ce soit. Non, c’était bien un rêve. Et puis je suis allé trop loin, et ça m’a réveillé : je t’appelais pour te proposer de partir avec moi pour la Jamaïque, et tu disais oui.
Elle eut un rire joyeux, à cette idée, et il rit de la voir rire. Alors ça parut être un cadeau et non plus de l’ironie.
Il jeta un coup d’œil à l’ordinateur de la cuisine pour voir les nouvelles. Un lundi orageux. Hmm. De fortes tempêtes montaient en tourbillonnant de la zone subtropicale, et le bleu menthe glaciale de l’océan Arctique était ponctué par des taches blanches pareilles à un collier de marguerites drapé vers le sud. Les photos des satellites les plus élevés, qui couvraient l’essentiel de l’hémisphère Nord, rappelaient à Charlie à quoi sa peau ressemblait juste après le contact avec le sumac vénéneux. La veille, une énorme pustule blanche couvrait la Californie du Sud ; une autre, plus chaude que la normale, descendait vers eux, depuis le Saskatchewan, au Canada, énorme, pleine d’eau, capable de tout détruire sur son passage.
Les météorologues des médias faisaient déjà monter la mayonnaise. Ils décortiquaient frénétiquement le phénomène, non seulement de l’explosion arctique, mais aussi d’une tempête tropicale qui quittait maintenant les Bahamas, et qui avait fait moins de dégâts que prévu.
— « Peu impressionnante » ! Tu as entendu comment ce type a qualifié ça ? Mon Dieu ! Tout le monde devient critique. Voilà que les gens commentent le temps, maintenant !
— « De délicieux petits cirrus », dit Anna, de quelque part.
— Ouais. Et l’autre jour, j’ai entendu quelqu’un parler, à propos d’un orage approchant, de « menace caractérisée » !
— Du mélodrame, avança Anna. Le climat en tant qu’art brut. Du soap opéra. Ou une sorte de télé-réalité non scénarisée.
— Ou scénarisée.
— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de rester à la maison ?
— Non, ça va aller.
— D’accord.
Anna aurait eu mauvaise grâce à lui dire que ce n’était pas raisonnable. Il en aurait fallu un paquet pour l’empêcher d’aller au boulot.