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— Mais fais attention.

— Ne t’inquiète pas. Je resterai à l’intérieur.

Charlie remonta se préparer. Une journée dehors, sans Joe ! Ça ressemblait à une petite aventure.

Sauf que, lorsqu’il se retrouva dans Wisconsin Avenue, il se rendit compte que son petit tyran lui manquait. Il attendait, à un coin de rue, que le feu passe au vert, quand il vit un gros semi-remorque approcher, et il dit, tout haut : « Oh, le gros camion ! » Ce qui lui valut des regards intrigués des gens qui attendaient à côté de lui pour traverser. C’était embarrassant, mais il avait vraiment du mal à se rappeler qu’il était tout seul. Il n’arrêtait pas de rouler les épaules, étonné par la soudaine absence de fardeau à cet endroit. Par le vent qu’il sentait sur sa nuque. Et il réalisa avec une sorte d’horreur qu’il aurait préféré avoir Joe avec lui.

— Mon Dieu, Quibler, regarde-toi ! Tu es tombé bien bas !

Enfin, ça faisait du bien de ne pas avoir la poitrine cisaillée par les courroies du porte-bébé. Même sans ça, le moindre contact de sa chemise et les gouttes de sueur qui perlaient sur sa peau réveillaient les atroces brûlures du sumac. Depuis l’échauffourée avec l’arbre, il n’avait pas réussi à dormir une seule nuit. Les horribles démangeaisons qu’il ne pouvait pas gratter le tenaient éveillé, au point de le rendre complètement, rigoureusement dingue. Son médecin lui avait prescrit des anti-inflammatoires stéroïdiens puissants. Il lui en avait même fait une piqûre, et les drogues n’étaient peut-être pas étrangères à son état. Cela dit, les démangeaisons à elles seules auraient suffi à le justifier. Mettre des vêtements lui faisait l’effet d’une électrocution.

Quelques jours de ce traitement avaient suffi à le réduire à un état bredouillant, semi-hallucinatoire. Or plus d’une semaine avait passé, et ça ne s’arrangeait pas. Il avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux, tout ce qu’il voyait était entouré par une sorte d’aura, il sursautait au moindre bruit. Il se serait cru dans un mauvais trip à l’ecstasy. Ou du moins, c’est ainsi qu’il l’imaginait. Ou alors, dans les retombées d’un trip à l’acide. Un cerveau en papier de verre, spacieux et brut, où tous ses sens se renvoyaient la balle.

Il descendit du métro à Dupont Circle, juste pour faire un tour sans Joe. Il passa chez Kramer, prendre un expresso à emporter, commença à faire le tour du second niveau… et s’arrêta en se rendant compte qu’il faisait exactement ce qu’il aurait fait s’il avait été avec Joe.

Il partit donc se promener dans Connecticut, en direction du Mall. Tout en marchant, il admira le génial spectacle des nuages : d’énormes tours lobées, d’un blanc nacré, qui montaient très haut en bourgeonnant dans le ciel pâle.

Il s’arrêta dans la merveilleuse boutique de cartes routières d’Eye Street, et se perdit un instant dans la contemplation des nuages des autres pays. En ressortant, il eut l’impression que les nuages grandissaient et grossissaient plus qu’ils ne s’accumulaient. D’énormes cumulo-nimbus étincelants étalaient leur tête aplatie comme une enclume à dix-huit kilomètres d’altitude, formant un hyper-Himalaya à l’air aussi massif que du marbre.

Il se fourra son oreillette dans l’oreille gauche.

— Phone, appelle Roy.

Au bout d’une seconde :

— Roy Anastophoulus… ?

— Roy, c’est Charlie. Je passe te voir.

— Je ne suis pas là.

— Oh, arrête, ça va !

— D’accord. Quand est-ce que je t’ai vu en chair et en os pour la dernière fois ?

— Je ne sais pas.

— Tu as deux gamins, c’est ça ?

— Eh bien, en voilà, un scoop ?

— Ha, ha, ha. J’aimerais bien voir ça.

— Oh non, je ne crois pas.

— Pourquoi viens-tu nous voir ?

— Il faut que je parle à Phil. J’ai rêvé ce matin que j’arrivais à convaincre tout le monde de ce que je voulais, même Joe. J’avais même persuadé Phil de remettre ça avec la proposition de loi sur les émissions atmosphériques de la Chine, et je te demandais ton approbation.

— Ce sumac vénéneux t’a rendu rigoureusement dingue.

— Parfaitement exact. Ça doit être les stéroïdes. Je veux dire, aujourd’hui, les nuages donnent l’impression de palpiter. Ils ne savent pas de quel côté aller.

— Ça, en revanche, ça se pourrait. Il y a deux systèmes de basses pressions qui se rencontrent ici, aujourd’hui. Tu n’es pas au courant ?

— Comment pourrais-je l’ignorer ?

— Il paraît qu’il va tomber des cordes.

— Ouais. Je devrais arriver au bureau avant.

— Tant mieux. Hé, écoute : quand Phil arrivera, ne sois pas trop dur avec lui. Il se sent déjà assez péteux.

— Vraiment ?

— Oui, enfin, non. Pas vraiment. Je veux dire, quand as-tu déjà vu Phil se sentir morveux pour quelque chose ?

— Jamais.

— Exactement. Enfin, quand même. Si c’était son genre, il serait dans ses petits souliers, là. Et n’oublie pas qu’il a le chic pour tirer le meilleur parti possible des situations les plus abracadabrantes. Il voit les limites, et il fait de son mieux. Pour lui, ce n’est pas un jeu à somme perdante. Il ne voit pas vraiment ça comme une bataille entre eux et nous.

— Il y a quand même des moments où eux c’est eux, et nous c’est nous.

— D’accord. Mais il voit les choses à long terme. Un jour, certains d’entre eux seront des nôtres. En attendant, il a le don de trouver des échappatoires. Diviser la super-loi en plusieurs articles est peut-être la meilleure façon de procéder. On reviendra tôt ou tard sur la plupart des points.

— Peut-être. On n’a jamais retenté le coup avec les émissions atmosphériques chinoises.

— Pas encore.

Charlie cessa de l’écouter pour observer la rue qu’il traversait. Quand il fit à nouveau attention, Roy disait :

— Alors, tu as rêvé que tu étais Xénophon, c’est ça ?

— Pardon ? Qui donc ?

— Xénophon. L’auteur de L’Anabase. Ça raconte comment une poignée de mercenaires grecs et lui se sont retrouvés coincés en territoire hostile et ont dû combattre pour rentrer en Grèce, tout ça en se disputant pour décider quoi faire. Xénophon l’emportait chaque fois, et tous ses plans marchaient à la perfection. Je pense que c’est le premier roman de politic fantasy, et c’est génial. Alors, qui as-tu convaincu d’autre ?

— Eh bien, j’ai réussi à habituer Joe à aller sur son pot, et j’ai persuadé Anna de laisser les enfants à la maison pour m’accompagner en vacances à la Jamaïque.

Roy se mit à rire de bon cœur.

— Les rêves sont parfois vraiment marrants.

— Ouais, mais surtout audacieux. Tellement audacieux. Parfois, quand je me réveille, je me demande pourquoi je ne suis pas tout le temps comme ça. Je veux dire, qu’est-ce qu’on a à perdre ?

— La Jamaïque, mon vieux. Tu sais que certains de ces hôtels, sur la côte nord, sont fréquentés par des couples amateurs d’ébats publics, sur les plages et autour des piscines ?

— Encore des histoires de fantasy, je vois !

— Va savoir. Tu ne penses pas que ce serait intéressant ?

— Là, tu m’as l’air, je ne dirai pas désespéré, mais pour le moins un peu frustré.

— C’est vrai. Je le suis. Ça fait des semaines.

— Oh, mon pauvre vieux ! Moi, il y a des semaines que je n’avais pas mis les pieds dehors.

Il est vrai que, pour Roy, quelques semaines entre deux aventures amoureuses, ça faisait long. L’un des secrets les moins bien gardés de Washington DC était que, parmi les jeunes célibataires ambitieux réunis là pour diriger le monde, il y avait énormément d’histoires de cul.