— Enfin, dit Roy d’un ton lugubre, j’ai bien peur d’être obligé d’aller danser quelque part, ce soir.
— Plains-toi, va ! Moi, je serai chez moi en train de ne pas me gratter.
— Je t’envie. Tu seras au milieu des tiens. Hé ! Mon plat vient d’arriver.
— Ah bon. Tu es où, au fait ?
— Au Bombay Club.
— Eh bien dis donc !
C’était un restaurant au décor de palais des Mille et Une Nuits tenu par un couple d’Indo-Américains qui faisait une cuisine excellente. L’un des endroits préférés du personnel politique et administratif, des lobbyistes et autres. Charlie en raffolait.
— Du saumon tandoori ? avança-t-il.
— Exactement. Ça a l’air sublime. Et l’odeur… mm !
— Hier, au déjeuner, j’ai eu un petit pot d’épinards Gerber.
— Non… Tu ne manges pas vraiment ça ?
— Ben si, pourquoi ? Ça manque un peu de sel, mais ce n’est pas si mauvais.
— Berk !
— Ouais. Ce que je fais, tu vois, c’est que je mélange un peu d’épinards et un peu de banane.
— Arrête, je t’en supplie !
— Allez, salut.
— Salut !
La lumière, sous les nuages d’orage, était devenue noirâtre. Il allait tomber des cordes. Le dessous des nuages était tout noir. Des gouttes d’eau grosses comme des bombes à eau étoilèrent le trottoir. Charlie pressa le pas et arriva au bureau de Phil juste avant l’averse.
Il jeta un coup d’œil au-dehors, par les portes vitrées, et regarda la pluie marteler toute la longueur du Mall. Le ciel se déversait sur eux. Les gouttes étaient vraiment énormes. On aurait dit que des grêlons gros comme des balles de base-ball s’étaient cristallisés dans les nuages, et avaient réussi à se fondre en eau avant de toucher le sol.
Après avoir observé le spectacle un instant, Charlie monta dans les étages. Là, Evelyn lui apprit que l’avion de Phil avait été retardé, et qu’il serait peut-être obligé de revenir de Richmond en voiture.
Charlie poussa un soupir. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il verrait Phil.
Alors, il lut des rapports, prit des notes en prévision du retour de Phil et redescendit prendre son courrier dans son casier. La fenêtre du bureau d’Evelyn donnait vers le sud, sur le Mall, le musée de l’Air et de l’Espace, et le Capitole, au loin, à gauche. Dans la lumière aqueuse, les grands bâtiments prenaient une allure fantomatique. On aurait dit des maisons de géants.
Avec tout ça, il était déjà plus de midi, et Charlie commençait à avoir faim. La pluie semblait s’être un peu calmée, alors il sortit chercher un sandwich chez les Iraniens de C Street, en prenant un parapluie à la porte.
Le gros de l’averse était passé, mais il tombait une petite pluie régulière et les rues étaient désertes. L’eau arrivait au niveau du trottoir dans beaucoup de carrefours et, en quelques endroits, débordait du caniveau jusque sur le trottoir.
Dans le deli, le gril crépitait, mais l’endroit était presque aussi vide que les rues. Deux cuisiniers et la caissière regardaient les infos à la télé accrochée en hauteur, dans un coin du plafond. En reconnaissant Charlie, ils retournèrent à la contemplation de la télé. Il fut envahi par l’odeur caractéristique du houmous et du riz basmati.
— Ça va être un gros orage, dit la caissière. Vous êtes prêt à commander ?
— Oui, merci. Comme d’habitude : un sandwich au pastrami avec du pain de seigle et des chips de tomate.
— Et une inondation, aussi, dit l’un des cuistots.
— Ah bon ? répondit Charlie. Quoi, pire que d’habitude ?
— Deux orages et la marée haute, répondit la caissière, sans quitter la télé des yeux. En amont, en aval et au milieu.
— Eh bien !
Charlie se demanda ce qu’elle racontait. Puis il regarda la télévision avec eux. Les photos des satellites météo montraient une immense draperie blanche qui s’avançait au-dessus de New York et de la Pennsylvanie. Et la tempête tropicale tournoyait toujours au-delà des Bermudes. On aurait dit qu’une nouvelle tempête parfaite était en préparation, comme en 1991. Comme s’il fallait une tempête parfaite, par les temps qui couraient, pour qu’on puisse dire que les États « Mid-Atlantic » méritaient bien leur nom. Une tempête même imparfaite aurait suffi. La télévision parlait d’un cycle de marée de onze ans, du plus long et du plus fort El Niño jamais enregistré de mémoire de météorologue.
« … toute la pluie du ciel se déverse sur trente-six mille kilomètres carrés », annonça le présentateur de la météo.
— Ça en fait, de l’eau, observa Charlie.
Les Iraniens hochèrent la tête en silence. Cinq ans plus tôt, ils auraient probablement fermé la boutique, mais c’était la quatrième combinaison synergique de « tempête parfaite » au cours des trois dernières années, et, comme tout le monde, ils commençaient à être blasés. Pierre avait trop souvent crié au loup. Les trois tempêtes précédentes avaient été des catastrophes majeures, au moins en certains endroits. Mais jamais à Washington. Alors les gens se contentaient de vérifier que leur matériel tenait le coup, qu’ils avaient assez de réserves, et les affaires continuaient, le téléphone dans une main, le parapluie dans l’autre. Et force était à Charlie de reconnaître qu’il faisait comme les autres, alors même que c’était lui qui criait au loup, à propos de la situation globale : il était là, à acheter un sandwich au pastrami avant de retourner au travail. Ça paraissait être la meilleure façon de gérer la situation.
Les Iraniens finirent par le servir, tout en regardant la télé : des images de champs inondés dans le bassin hydrographique du haut Potomac, près de Harper’s Ferry.
— Trois mètres, dit la caissière en lui rendant la monnaie. Le premier est le pire.
Charlie hocha la tête en se demandant ce qu’elle voulait dire. Le cuistot coupa le sandwich en deux, l’emballa et le mit dans un sac. Charlie le prit et se dépêcha de rentrer, par les rues qui allaient en s’assombrissant. Il passait occasionnellement devant une vitrine éclairée, où des gens travaillaient sur ordinateur. On se serait cru dans un tableau de Hopper.
La pluie avait redoublé, le vent rugissait dans les arbres, hurlait au coin des bâtiments. La nature particulière de la ville faisait qu’il y avait beaucoup de ciel dans l’image, et de vastes taches de nuages bas étaient visibles à travers la pluie.
Charlie s’arrêta à un coin de rue et regarda autour de lui. Il avait la peau en feu. Les choses avaient l’air trop trempées, trop mal éclairées pour être vraies ; on aurait dit un éclairage de théâtre à un moment particulièrement dramatique. Une fois de plus, il eut l’impression d’être passé dans un endroit où le monde réel avait acquis toutes les qualités du rêve, devenant aussi irréel, improbable et beau, brillant d’un sombre éclat, chargé d’une signification insaisissable. Il y avait des moments où il suffisait d’être dehors, sous l’orage.
De retour à la boîte, il mangea à son bureau en regardant sa liste de choses à faire. Le sandwich était bon. Le café de la machine du bureau, lui, était particulièrement mauvais. Il écrivit un rapport réactualisé pour Phil, le pressant d’avancer sur les éléments de la proposition de loi qui étaient manifestement passés à l’as. Voilà ce qu’il faut faire.
Le bruit de la pluie, au-dehors, lui fit penser aux Khembalais et à leur île au ras des flots. Que pouvaient-ils bien faire pour aider leur foyer aqueux ? Poursuivant sa réflexion, il chercha « Khembalung » avec Google, puis, voyant qu’il y avait plus de huit mille réponses, il précisa « Khembalung + histoire ». Ce qui réduisit les références à quelques dizaines. Il appela la première, qui paraissait intéressante, un site appelé « Études shambhaliennes », d’un site en .edu.