Le premier paragraphe le laissa bouche bée : le Khembalung, un royaume mouvant. Naguère appelé Shambhala… Il fit lentement défiler les pages :
… quand les guerriers de Han envahiront le Tibet central, le tour du Khembalung sera venu. Un nommé Drepung viendra de l’est, un nommé Sonam viendra du nord, un nommé Padma viendra de l’ouest…
— Putain de merde !
… La première incarnation de Rudra a vu le jour en 16017 avant J. -C. Il était roi d’Olmolungring…
… Puis la malhonnêteté et l’avidité l’emporteront, une idéologie brutalement matérialiste se répandra sur Terre. Le tyran en viendra à croire qu’il n’y a plus d’endroit à conquérir, mais les brouillards en se levant révéleront le Shambhala. Outragé de découvrir qu’il ne règne pas sur toute chose, le tyran attaquera, mais à ce moment Rudra Cakrin se lèvera et mènera une puissante horde contre l’envahisseur. Après une grande bataille, le mal sera détruit (voir illus. 4).
— Dieu du ciel !
Charlie poursuivit sa lecture, le nez collé sur l’écran, qui était maintenant la seule source de lumière de la pièce. Résurgence du royaume… réincarnation de ses lamas… Tout un passage décrivait les méthodes utilisées pour repérer les lamas réincarnés quand ils réapparaissaient sous une nouvelle enveloppe. Charlie eut tout à coup l’impression que les poils sur ses avant-bras se dressaient, et une vague de démangeaison lui parcourut tout le corps. Des petits enfants parlant des langues inconnues, reconnaissant les objets personnels ayant appartenu à l’incarnation précédente…
Son téléphone sonna. Il fit un bond d’un mètre.
— Allô ?
— Charlie ! Ça va ?
— Salut, chou. Ouais, c’est juste que tu m’as surpris…
— Pardon. Oh, tant mieux. Je m’en faisais. J’ai entendu aux infos que le centre-ville était inondé. Qu’il y avait de l’eau dans le Mall.
— Hein ? Où ça ?
— Tu es au bureau ?
— Ouais.
— Il y a des gens avec toi ?
— Bien sûr.
— Ils font quoi, ils travaillent ?
Charlie jeta un coup d’œil par sa porte pour voir. En réalité, le plateau avait l’air vide. Tout le monde semblait s’être regroupé dans le bureau d’Evelyn.
— Écoute, je vais voir et je te rappelle, dit-il à Anna.
— D’accord. Dis-moi ce qui se passe par chez toi.
— Je vais faire ça. Merci du tuyau. Hé, avant de raccrocher, tu savais que le Khembalung était une espèce de réincarnation de Shambhala ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Shambhala, tu sais, Shangri-La, la ville magique, secrète ?
— Oui. Je connais.
— Eh bien, on dirait une sorte de kermesse ambulante. Quand elle est découverte, ou que le moment est venu, elle disparaît pour un nouvel endroit. Ils ont récemment retrouvé les ruines de l’originale, à Kachgar. Tu le savais ?
— Non.
— Eh bien, apparemment, c’est comme s’ils avaient retrouvé Troie, l’Atlantide, ou Santorin. Mais le destin de Shambhala ne s’est pas arrêté à Kachgar, elle s’est déplacée. D’abord au Tibet, puis dans une vallée à l’est du Népal ou à l’ouest du Bhoutan, une vallée appelée Khembalung. Je suppose que, quand la Chine a quitté le Tibet, ils ont été obligés de se déplacer vers cette île.
— Comment tu sais tout ça, toi ?
— Je viens de le trouver sur Internet.
— Charlie, c’est formidable, mais tout de suite, tu ferais mieux d’aller voir ce qui se passe dans les bureaux où tu es ! Il se pourrait bien que tu sois dans la zone inondée.
— D’accord, j’y vais. Mais écoute…, dit-il en sortant dans le couloir, Drepung ne t’a jamais dit comment ils trouvaient les nouvelles réincarnations de leurs lamas ?
— Non. Allez, va voir ce qui se passe dans tes bureaux !
— C’est ce que je fais, là, mais quand même, trésor, je voudrais que tu lui parles de ça. Tu te souviens, la première fois qu’ils sont venus dîner à la maison, quand le vieil homme jouait aux cubes avec Joe et que ça ne plaisait pas à Sucandra ?
— Et alors ?
— Alors je voudrais seulement être sûr qu’il n’y a rien là-dessous. C’est sérieux, p’tit chou ! Je t’assure. Ces gens qui cherchent le nouveau Panchen Lama ont attiré de terribles ennuis à un pauvre petit gamin, il y a quelques années, et je ne voudrais pas qu’on se retrouve dans ce genre de galère.
— Quoi ? Je ne comprends pas ce que tu racontes, Charlie, mais on en parlera plus tard. Pour l’instant, va voir ce qui se passe chez toi.
— D’accord, d’accord. Mais n’oublie pas…
— J’y penserai !
— Bon. Je te rappelle dans une seconde.
Il entra dans le bureau d’Evelyn et vit des gens massés devant la fenêtre, un autre groupe entourant un téléviseur posé sur un bureau.
— Regardez ça, lui dit Andréa en lui indiquant la télé.
— C’est la caméra de l’entrée ? s’exclama Charlie en reconnaissant la perspective. C’est la caméra de la porte !
— C’est ça.
— Oh non, c’est pas vrai !
Charlie s’approcha de la fenêtre et se dressa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les têtes. Le Mall disparaissait sous l’eau. Les rues, au-delà, étaient inondées. Constitution Avenue n’était plus qu’un lac qui semblait faire au moins deux pieds de haut, peut-être plus.
— Incroyable, non ?
— C’est pas vrai… !
— Vous avez vu ça ?
— Non, mais regardez ça !
— Enfin, les gars, pourquoi vous ne m’avez pas appelé ? s’écria Charlie, choqué par la vue.
— On a oublié que tu étais là, répondit quelqu’un. T’es jamais là.
— C’est monté tout d’un coup, au cours de la dernière demi-heure, peut-être même pas, ajouta Andréa d’une voix tremblante. C’est arrivé tout d’un coup, là, sous mes yeux. On aurait dit que les nuages avaient soudain crevé sur nous, et que la pluie n’avait nulle part où aller, alors elle a fait d’énormes mares, partout, et puis voilà, c’est devenu ça, ce que vous voyez là.
— Une gigantesque mare, partout.
Constitution Avenue ressemblait au Grand Canal, à Venise. Au-delà, le Mall était un lac fouaillé par la pluie. L’eau recouvrait tout de la même façon, les rues, les trottoirs et les pelouses. Charlie se rappela le choc qu’il avait eu, il y avait des années de ça, en sortant de la gare de Venise et en voyant le canal juste là, devant le bâtiment. Une ville où le goudron était remplacé par de l’eau. Elle n’était pas profonde à cet endroit, évidemment, mais devant tous les bâtiments, les marches descendaient dans une étendue d’eau brunie, qui arrivait partout au même niveau, comme un banal lac, ou comme la mer. Brun-bleu, bleu-brun, gris-brun, brun, gris, d’un blanc sale – rien que les teintes mornes de la ville. La pluie criblait la surface, y formant une infinité de minuscules cratères hérissés de gouttelettes qui rejaillissaient.
Charlie manœuvra pour se rapprocher de la vitre. Il se fit la réflexion que l’eau semblait venir de très loin et couler doucement vers eux. L’espace d’un instant, il eut l’impression que leur bâtiment avait levé l’ancre et se dirigeait vers l’ouest. En proie à une sorte de vertige, il mit la main sur la vitre pour se stabiliser.