— La barbe ! Il faut que je rentre chez moi, dit-il.
— Et comment vous pensez y arriver ?
— On nous a recommandé de rester là où on était, dit Evelyn.
— Vous voulez rire ?
— Non non. Franchement, regardez un peu ça. Ça risque d’être vraiment dangereux, dehors, tout de suite. Il ne faut pas plaisanter avec ça – regardez !
Une petite voiture électrique flottait ou plutôt était entraînée le long de la rue, déjà couchée sur le côté.
— Vous pourriez être déséquilibré comme un rien, perdre pied.
— Oh mon Dieu…
— Comme vous dites !
Charlie n’était pas tout à fait convaincu, mais il n’avait pas envie de discuter. L’eau, sur laquelle les coups de vent laissaient des empreintes pareilles à des pattes de chat, montait à plusieurs pieds de hauteur. En dehors de toute autre considération, il trouvait ça trop bizarre pour sortir.
— Ça s’étend loin ? demanda-t-il.
Evelyn changea pour une chaîne d’info locale, où une femme à l’air réjoui expliquait qu’il fallait s’attendre à une marée exceptionnelle, parce qu’on était à un pic comme il s’en produisait tous les onze ans ; c’était cyclique. Elle ajouta que le niveau de l’eau monterait encore plus haut que la normale à cause d’une tempête tropicale, le cyclone Sandy, qui s’avançait maintenant sur la baie de Chesapeake. L’effet combiné de la marée et du cyclone remontait le Potomac, vers Washington, perdant de la hauteur et de la puissance en cours de route, mais s’opposant au courant descendant du fleuve, qui disposait d’un bassin hydrographique de « trente-six mille kilomètres carrés », comme Charlie l’avait appris au deli iranien – un bassin hydrographique qui avait, ce matin-là, reçu une quantité de pluie record. Au cours des quatre dernières heures, il était tombé vingt-cinq centimètres de pluie en plusieurs zones largement séparées du bassin hydrographique, et maintenant tout cela se déversait en aval et rencontrait le mascaret, en plein milieu de la zone métropolitaine. Les dix centimètres de pluie qui s’étaient abattus sur Washington au cours de l’averse de la mi-journée, si spectaculaire que ça puisse être, n’avaient fait que s’ajouter au problème plus vaste : l’eau n’avait nulle part où aller. Et la journaliste expliquait tout ça avec un sourire ravi.
Dehors, la pluie ne tombait pas plus violemment qu’au cours de beaucoup d’averses du soir, en été, mais elle ne cessait pas, et quand elle touchait le sol, elle ne rencontrait que de l’eau.
— Stupéfiant, dit Andréa.
— Si seulement ça pouvait emporter le Fonds monétaire international…
Cette remarque ouvrit les vannes, si l’on peut dire, et préluda à l’énumération de tous les organismes et bâtiments que les gens présents dans la pièce auraient voulu voir disparaître de la surface de la terre. Quelqu’un hurla « Le Capitole ! », mais il se dressait sur une colline, à l’est, en un endroit très élevé qui ne redescendait vers l’Anacostia que beaucoup plus loin, à l’est. Les gens qui s’y trouvaient ne seraient probablement même pas isolés, parce qu’il devait y avoir une bande de sol surélevé qui menait vers l’est et le nord.
Contrairement à eux, qui se trouvaient une bonne douzaine de mètres en contrebas du Capitole.
— On est là pour un bout de temps.
— Les trains vont cesser de circuler, c’est sûr.
— Et le métro ? Oh, mon Dieu !
— Il faut que je téléphone chez moi.
Plusieurs personnes dirent cela en même temps, dont Charlie. Les gens s’éparpillèrent, rentrèrent dans leur bureau, se jetèrent sur leur téléphone. Charlie dit :
— Phone, appelle Anna.
La réponse ne se fit pas attendre : « Par suite d’encombrement, nous ne pouvons donner suite à votre appel. Veuillez rappeler ultérieurement. » Il n’aurait su dire depuis combien d’années il n’avait entendu ce message, qui lui fit un choc. D’accord, s’il devait l’entendre un jour, c’était bien en ce moment, où tout le monde devait essayer de joindre quelqu’un, saturant le réseau. Mais si la situation se prolongeait pendant des heures, des jours, ou même plus longtemps ? Cette idée le rendait malade ; il se sentait brûlant, et sa peau a vif le démangea de plus belle. Il se sentit envahi par une sorte de nausée, comme s’il était menacé de l’amputation imminente d’un membre invisible – très précisément le sixième sens qui le reliait à Anna. Tout d’un coup, il comprit à quel point il en était arrivé à compter sur ce lien permanent avec elle. Ils se parlaient dix fois par jour, et ces échanges lui étaient utiles pour mener sa barque. Jamais ce terme ne lui avait paru plus approprié.
Et voilà qu’il était coupé d’elle. Apparemment, personne, dans le bureau, n’arrivait à établir de communication. Ils se rapprochèrent les uns des autres. Quelqu’un avait-il réussi à avoir une ligne ? Non. Y avait-il un système d’urgence leur permettant de se connecter ? Non.
Enfin, il y avait toujours Internet. Tout le monde s’assit devant son clavier pour envoyer un mail à sa famille, et pendant un moment, on se serait cru dans un pool de secrétaires ou d’employés du téléphone.
Après ça, il n’y avait plus rien à faire que de regarder des écrans, ou par la fenêtre. C’est ce qu’il firent, en allant et venant comme s’ils ne tenaient pas en place, disant et répétant toujours les mêmes choses, réessayant de téléphoner, regardant par la fenêtre ou vérifiant les chaînes de télévision et les sites Internet. Les images habituelles des médias, prises d’hélicoptère, et généralement toutes les images aériennes obtenues d’une altitude inférieure à celle des satellites étaient indisponibles à cause de la violence de la tempête, mais presque toutes les chaînes de télévision s’étaient rabattues sur les images en temps réel des diverses caméras de la ville, et l’une des stations météo lâchait dans la tourmente des ballons, des dirigeables ou des drones équipés de caméras, dont elle retransmettait toutes les images. À vrai dire, on voyait surtout des nuages gris, tourbillonnants, mais il y avait aussi des plans stupéfiants de la contrée environnante, changée en un gigantesque lac d’où émergeaient des arbres ou des toits. Une caméra placée en haut du Washington Monument montrait une vue magnifique, vraiment stupéfiante, de l’immense étendue d’eau entourant le Mall. Le Potomac avait presque recouvert Roosevelt Island. Il avait si bien débordé que son lit disparaissait complètement, de même que le Mall, et l’eau venait lécher les marches de la Maison-Blanche et du Capitole, tous deux situés sur des collines, celle du Capitole étant bien plus haute que l’autre. Tout le quartier sud était inondé ; seuls les plus grands bâtiments avaient les pieds au sec. La large vallée de l’Anacostia ressemblait à un bassin de retenue. La ville, au sud de Pennsylvania Avenue, était un lac planté de gratte-ciel.
Et c’était partout pareil : la profonde mais étroite ravine en épingle à cheveux du Rock Creek était pleine à ras bord, et ses eaux se déversaient maintenant dans toute la ville. Les caméras placées sur les ponts de M Street cadraient la vue terrifiante du torrent rugissant à l’endroit où il entreprenait son virage final vers l’ouest en submergeant le collège Saint Francis et continuait vers le sud, dans Foggy Bottom, venant alimenter le lac qui couvrait le Mall.
Sur une autre chaîne, une caméra cadrait le bâtiment du Watergate. La vaste barrière incurvée n’avait jamais aussi bien mérité son nom : on aurait dit une portion isolée d’un barrage sur laquelle les eaux du Potomac venaient s’écraser en vagues d’une telle force qu’elles paraissaient capables de renverser le bâtiment. Il en allait de même pour le Kennedy Center, juste au sud. Sur le monticule qui lui servait de piédestal, Lincoln avait de l’eau jusqu’aux pieds. De l’autre côté du Potomac, l’eau s’apprêtait à inonder la partie en contrebas du cimetière national d’Arlington. L’aéroport Ronald Reagan avait complètement disparu.