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Son équipe faisait un break, parce qu’ils s’étaient subitement retrouvés à court de sacs de sable. Il avait le dos cassé et s’étirait par ondes successives, comme les cercles des arbres. Le vent avait tourné plusieurs fois. Ils avaient essuyé de brèves bourrasques venant de l’ouest et du nord, des claques vicieuses comme des micro-tornades. Là, en cet instant, il semblait y avoir une sorte de trêve atmosphérique.

Puis la pluie se calma à son tour, se muant en un très lent crachin. Loin vers l’est, par-delà les eaux écumantes du Boundary Channel et du Potomac proprement dit, une étendue brune, tourbillonnante, s’étendait à perte de vue. Le monument de Washington était un obélisque indistinct sur un horizon plein d’eau. Le Lincoln Memorial et le Kennedy Center étaient deux îles dans le courant. Les nuages noirs formaient un plafond bas, compact, et entre l’eau et les nuages l’air était agité de rafales désordonnées, mais Frank avait encore chaud à cause de tout l’exercice qu’il avait fait, et bien qu’il soit trempé il n’était pas gelé. Il avait juste les oreilles et les mains mordues par le vent. Il resta debout, là, à fléchir la colonne vertébrale, les reins en compote.

Un bateau à moteur remonta lentement, dans un grondement, le Boundary Channel, en dessous d’eux. Frank le regarda passer, s’interrogeant sur son tirant d’eau. Il faisait vingt-cinq ou trente pieds de long, un bateau de sauvetage, une sorte de mince cabin cruiser, à la coque peinte d’un vert qui le rendait presque invisible. Le cockpit illuminé projetait sa lumière sur une personne debout, toute droite, à l’arrière. On aurait dit l’une des sinistres sœurs du film Ne vous retournez pas.

Elle regardait par-dessus le niveau de la digue, et Frank reconnut la femme de l’ascenseur du métro. Abasourdi, il mit ses mains en porte-voix devant sa bouche et hurla « Hé ! » de toute la force de ses poumons.

Aucun signe qu’elle l’ait entendu dans le rugissement du courant et de la pluie. Elle ne parut pas non plus le voir agiter les bras. Alors que le bateau commençait à disparaître au détour d’une courbe du canal, Frank repéra des lettres blanches sur la poupe – GCX88A –, puis il disparut. Son sillage avait déjà atteint le mur de sacs de sable et s’était éloigné.

Frank prit son portable dans la poche de son coupe-vent, mit son oreillette et tapa le numéro abrégé du département météo de la NSF. Par bonheur, c’est Kenzo qui décrocha.

— Kenzo, c’est Frank… Écoute, je voudrais que tu notes tout de suite la référence que je vais te donner, s’il te plaît, c’est très important. D’accord ?… GCX88A. Tu l’as ? Relis-le-moi… C’est ça, GCX88A. Super. Super ! Bon, écoute, Kenzo, c’est l’immatriculation d’un bateau. Un hors-bord, vingt-six pieds à peu près. Je ne peux pas dire si c’est un bateau privé ou appartenant à l’administration. Je pense plutôt que c’est un bateau de l’administration, mais je voudrais savoir à qui il est. Tu pourrais me trouver ça ? Je suis sous la pluie et je ne vois pas assez bien mon écran pour chercher avec Google.

— Je vais essayer, dit Kenzo. Attends, laisse-moi… Euh… Eh bien, apparemment, c’est un bateau de la marina de Roosevelt Island.

— Ça pourrait coller. Il y a un numéro de téléphone ?

— Voyons un peu… Je devrais trouver ça dans l’annuaire des garde-côtes… Attends, ce n’est pas un numéro à la disposition du public. Une minute, s’il te plaît.

Kenzo adorait ces petits problèmes. Frank patienta en essayant de ne pas bloquer sa respiration. Encore un réflexe instinctif. En attendant, il essaya de graver à nouveau le visage de la femme dans son esprit, en se disant qu’il devrait arriver à en faire réaliser une esquisse par un logiciel de portrait-robot. Elle avait l’air grave et lointain d’une Parque.

— Ouais ! Frank, voilà ! Tu veux que je fasse le numéro et que je te le passe ?

— Oui, s’il te plaît, mais note-le dans un coin pour moi.

— D’accord. Je te le transfère et je raccroche. Faut que j’y retourne, ici.

— Merci, Kenzo. Merci beaucoup.

Frank écouta en se bouchant l’autre oreille avec un doigt. Le silence, puis une sonnerie. Rapide, insistante, comme conçue pour rivaliser avec les bruits d’un moteur de hors-bord. Trois sonneries. Quatre. Cinq. Si un répondeur décrochait, que dirait-il ?

— Allô ?

C’était sa voix.

— Allô ? répéta-t-elle.

Il devait dire quelque chose, ou elle allait raccrocher.

— Salut, dit-il. Salut, c’est moi.

Il y eut un silence, seulement troublé par des grésillements.

— On était coincés ensemble dans cet ascenseur, à Bethesda.

— Oh, mon Dieu !

Autre silence. Frank lui laissa assimiler l’information. Il n’avait pas idée de ce qu’il devait dire. La balle semblait être dans son camp à elle, et pourtant le silence se prolongeait, et il sentait l’angoisse monter en lui.

— Ne raccrochez pas ! dit-il, se surprenant lui-même. Je viens de voir passer votre bateau. Je suis sur la digue, derrière Davis Highway. J’ai appelé les renseignements et j’ai eu le numéro de votre bateau. Je sais que vous ne vouliez pas… Je veux dire, j’ai essayé de vous retrouver, après, et j’ai bien vu que vous n’aviez pas essayé – que vous ne vouliez pas que je vous retrouve. Alors je me suis dit que j’allais laisser tomber, vraiment, dit-il, s’entendant mentir, avant d’ajouter précipitamment : Ce n’était pas ce que je voulais, mais je ne voyais plus quoi faire. Alors, quand je vous ai vue, là, tout de suite, j’ai appelé un ami qui m’a dit à qui était votre bateau. Je veux dire, comment aurais-je pu faire autrement, en vous voyant, comme ça ?

— Je sais, dit-elle.

Il inspira profondément. Comme s’il se remplissait. Son dos se redressa. Quelque chose dans la façon dont elle avait dit « Je sais » avait tout réveillé en lui. La façon dont elle en avait fait un lien entre eux.

Au bout d’un moment, il dit :

— Je voulais vous retrouver. Je me disais que le moment qu’on avait passé dans l’ascenseur, je pensais que c’était…

— Je sais.

Il avait la peau toute chaude, comme si une espèce de feu Saint-Elme courait sur son corps. Il n’avait jamais rien éprouvé de pareil.

— Mais…, dit-elle.

Et il apprit encore un autre sentiment : une sorte de terreur qui l’étreignait, là, sous les côtes. Il attendit le coup qui devait tomber.

Le silence se poursuivit. Une petite averse isolée s’abattit sur lui, s’éclaircit, et puis il vit à nouveau, de l’autre côté du Potomac haché par le vent, l’énorme monde aqueux, tumultueux, terrible. Onirique.

— Donnez-moi votre numéro, fit sa voix, dans son oreille.

— Quoi ?

— Donnez-moi votre numéro, dit-elle à nouveau.

Il le lui donna, et ajouta :

— Je m’appelle Frank Vanderwal.

— Frank Vanderwal, répéta-t-elle, avant de répéter aussi son numéro.

— C’est ça.

— Écoutez, laissez-moi un peu de temps, dit-elle. Je ne sais pas combien.

Et la communication fut coupée.

37

Le deuxième jour de tempête passa comme dans un état d’animation suspendue, identique à la veille, tout le monde faisant contre mauvaise fortune bon cœur, serrant les dents en attendant que la situation s’améliore. La pluie était moins torrentielle, mais il avait tellement plu au cours des dernières vingt-quatre heures que les zones inondées restaient sous l’eau. Les nuages continuaient à se bousculer dans le ciel, et les marées étant beaucoup plus hautes que la normale, toute la région, autour de la baie de Chesapeake, était inondée. En dehors d’opérations de sauvetage d’urgence, on ne pouvait rien tenter ; il fallait attendre. Tous les transports étaient impraticables. Le téléphone était toujours coupé, et des centaines de milliers de gens étaient privés d’électricité. Éviter de se noyer prenait le pas même sur l’instinct de journaliste (enfin, presque), et les reporters du monde entier avaient beau converger sur la capitale pour rendre compte de cet événement sensationnel – la capitale de l’hyperpuissance submergée, accablée –, ils ne pouvaient généralement pas aller plus loin que les limites de la tempête, ou de l’inondation. À l’intérieur, c’était l’état d’urgence, et tout le monde était occupé à sauver les gens, à les reloger et à les aider à s’en tirer, d’une façon ou d’une autre. La Garde nationale était sur tous les fronts, tous les hélicoptères étaient réquisitionnés. Les images vidéo et digitales générées pour l’édification du monde étaient encore incidentes par rapport au reste ; cela seul traduisait le fait que les lois naturelles ne s’appliquaient plus, et que la priorité absolue était le retour à la situation normale, c’est-à-dire au tout-spectacle permanent. Une partie de la Garde nationale était postée sur les routes autour de la zone inondée, afin d’empêcher les gens de se ruer vers la région avec la même impétuosité que l’eau.