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— Tu n’as pas lu tout l’article sur le Web, répondit Marta avec, à nouveau, son sourire rageur.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Leo n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes. Son estomac venait de se contracter d’un coup à la taille d’une noisette, à peu près.

Marta se mit à rire, ce qui était sa façon de manifester sa sympathie sans l’exprimer par des paroles :

— Il va acheter Urtech.

— Urtech ? C’est quoi ?

— Ils maîtrisent une méthode d’apport ciblé qui marche.

— Comment ça ? Qu’est-ce que ça pourrait bien être ?

— C’est nouveau. Ils viennent d’obtenir le brevet.

— Oh non.

— Oh si.

— Oh mon Dieu. Ça n’a pas été validé ?

— Sauf par le brevet. Et l’offre d’achat de Derek, maintenant.

— Oh mon Dieu ! Mais pourquoi fait-il ce genre de choses ?

— Parce qu’il a envie de devenir le PDG du plus grand labo pharmaceutique de tous les temps. Comme il l’a dit à People.

— Ben voyons !

Torrey Pines Generique, comme la plupart des start-up du secteur de la biotechnologie, était sous-capitalisée, et ne pouvait se permettre que quelques coups de dés. L’un d’eux devait impérativement paraître suffisamment prometteur pour attirer le capital qui lui permettrait de continuer la partie. C’est à ça qu’ils s’épuisaient depuis cinq ans, depuis la création de la boîte, et voilà, grâce aux résultats de ces expériences, que leurs efforts commençaient à se révéler payants. Ils devaient maintenant trouver le moyen d’insérer le gène qu’ils avaient réussi à modifier dans les cellules du patient, de telle sorte que son organisme accroisse lui-même la production des protéines voulues, et en quantité voulue. Si ça marchait, il n’y aurait pas de réaction immunitaire, et le patient ne serait pas seulement soigné, il serait guéri.

Stupéfiant.

Mais – parce qu’il y avait un mais, et même un énorme mais – ils n’avaient pas résolu le problème de l’insertion de l’ADN modifié dans les cellules du patient. Leo et son équipe n’étaient pas physiologistes, et ils n’y étaient pas arrivés. Personne n’y était arrivé. C’était précisément pour empêcher ce genre d’intrusion qu’était conçu le système immunitaire. À vrai dire, l’une des méthodes d’insertion de l’ADN modifié dans l’organisme consistait à l’introduire dans un virus et à administrer au patient une infection virale, bénigne, en fin de compte, parce que l’ADN modifié aurait atteint sa cible. Sauf que, comme l’organisme s’ingéniait à combattre les infections virales, ce n’était pas une bonne solution. Et personne n’avait envie de prendre un risque avec le système immunitaire de gens déjà malades.

Et voilà : ils étaient dans le même bateau que tout le monde depuis un bon moment déjà, à la poursuite du Saint-Graal de la thérapie génique, un « procédé d’apport ciblé non viral ». La firme qui le découvrirait et le brevetterait détiendrait ipso facto la licence pour des dizaines de process industriels, et il était très probable que l’un des grands groupes pharmaceutiques achèterait la boîte, faisant la fortune de tous ceux qui bossaient dedans, et les gardant même, pour la plupart. Par la suite, même si le groupe démantelait le labo, ne conservant que le procédé, les employés de la start-up auraient assez de fric pour en rigoler – prendre leur retraite et passer le restant de leurs jours à faire du surf, ou fonder une autre start-up dans l’espoir de toucher à nouveau le jackpot. À ce stade, ça relèverait plus du hobby ou de la philanthropie que de la lutte pour la survie, à quoi ressemblait souvent leur boulot avant qu’ils ne décrochent le pactole.

La traque au procédé d’apport ciblé non viral était donc définitivement lancée, dans des centaines de labos du monde entier. Et voilà que Derek avait acheté un de ces labos. Leo regarda l’info sur le site Web de la boîte. Derek avait dû l’acheter au feeling, parce que s’il avait été prouvé que ledit labo détenait la méthode, il n’aurait jamais pu se l’offrir. Une boîte de biotech encore plus petite que Torrey Pines, Urtech, basée à Bethesda – Leo n’en avait jamais entendu parler –, dans le Maryland, avait convaincu Derek qu’elle avait trouvé un moyen d’introduire l’ADN modifié dans l’organisme humain. Derek avait acheté la boîte sans consulter Leo, son principal chercheur. Il avait dû prendre conseil auprès de son vice-président, le docteur Sam Houston, un vieil ami et partenaire des premiers jours. Un homme qui n’avait pas mis les pieds dans un labo depuis dix ans.

C’était donc vrai.

Leo resta assis à son bureau en essayant de dénouer le nœud que faisait son estomac. Ils allaient devoir assimiler cette nouvelle compagnie. Apprendre leur technique, la mettre à l’épreuve. Elle avait été brevetée, remarqua Leo, ce qui voulait dire qu’ils en étaient les propriétaires exclusifs, ils en détenaient les secrets de fabrication – un concept que beaucoup de chercheurs en activité avaient du mal à accepter. Une méthode scientifique secrète ? N’y avait-il pas une contradiction dans les termes ? Certes, les brevets étaient enregistrés quelque part, et celui-ci finirait par tomber dans le domaine public. Ce n’était donc pas une recette magique. Mais à ce stade, le secret devait être bien gardé. Et on ne pouvait être sûr de rien. Il n’y avait pas eu beaucoup de publications à ce sujet, pour ce que Leo en savait. Quelques papiers en préparation, quelques autres déjà soumis, un article accepté – il faudrait qu’il en prenne connaissance le plus vite possible – et un brevet. Ils les accordaient parfois tellement vite. Bref, l’approche n’était étayée que par un ou deux articles.

Un secret scientifique.

— Bordel de merde ! s’exclama Leo.

Derek avait acheté chat en poche. Et c’était à Leo de fouiller dans la poche en question.

On frappa à la porte ouverte de son bureau. Un coup hésitant. Il leva les yeux.

— Oh, salut, Yann. Ça va ?

— Ça va, Leo. Merci. J’étais juste venu te dire au revoir. Je repars pour Pasadena. J’ai fini mon travail ici.

— Oh, dommage. Je suis sûr que tu aurais pu nous aider à comprendre quel genre de chat nous venons d’acheter.

— Vraiment ?

Le visage de Yann s’illumina comme celui d’un gamin. C’était un matheux dans l’âme, et il en avait ce que Leo considérait comme la personnalité type : intelligent, complètement à côté de ses pompes, enthousiaste, une idée à la minute. Il n’affichait pas ses qualités ; pour les découvrir, il fallait l’amener à se déboutonner. Comme l’avait dit Marta, avec toute la mansuétude dont elle était capable, sans l’inclinaison de tête et le rythme kalachnikov sur lequel il parlait, on n’aurait jamais dit un matheux. Enfin, ça n’avait pas d’importance ; Leo l’aimait bien, et son travail sur l’identification des protéines, vraiment intéressant, recelait un fort potentiel.

— À vrai dire, je ne sais pas encore sur quoi nous avons mis la main, admit Leo. C’est probablement un problème de biologie, mais qui sait ? En tout cas, une chose est sûre, c’est que tu nous as bien aidés avec nos protocoles de sélection.

— Merci. J’apprécie. Il se pourrait que je revienne, de toute façon. J’ai un projet en cours avec l’équipe de mathématiciens de Sam qui pourrait se développer. Si ça marche, ils vont essayer de me faire signer un nouveau contrat de mission. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit.

— Ravi de l’apprendre. Amuse-toi bien à Pasadena, en attendant.