À l’aube du deuxième jour, il fut évident que, bien que la plupart des zones soient déjà inondées, le Rock Creek n’avait pas fini de déborder. Cette nuit-là, les cours d’eau avaient été alimentés par un déluge d’une incroyable violence, et les sols, déjà saturés, ne pouvaient que renvoyer ce nouvel afflux d’eau dans le lit du fleuve. La pente du torrent vers le bassin de marée était abrupte en certains endroits, et sur la majeure partie de sa longueur, il courait au fond d’une gorge étroite sculptée dans le sol plus élevé du nord-ouest du district. Il n’y avait aucun endroit, nulle part, où contenir le volume d’eau en excès.
Tout ça commençait à poser un réel problème pour le National Zoo, qui, situé sur une espèce de péninsule formée par trois boucles du Rock Creek, surplombait directement la gorge. Après le déluge de la nuit, les employés du zoo se réunirent dans les bureaux pour discuter de la situation.
Ils avaient sur les bras des visiteurs d’honneur, qui avaient dû passer la nuit précédente sur place : plusieurs membres de l’ambassade du Khembalung étaient arrivés au zoo la veille, dans la matinée, pour participer à une cérémonie d’accueil pour deux tigres du Bengale qu’ils avaient fait venir de leur pays. La tempête les avait empêchés de retourner en Virginie, mais ils semblaient ravis d’avoir passé la nuit au zoo, parce qu’ils s’en faisaient pour leurs tigres, et pour les autres animaux.
Ils étaient maintenant dans les bureaux, et ils regardaient un des ordinateurs afficher des images du Rock Creek : le courant affouillait les parois de la gorge. Des arbres arrachés s’accumulaient contre les piles des ponts, formant des obstacles temporaires qui faisaient déborder l’eau du torrent, jusqu’à ce que les ponts sautent comme des barrages enfoncés, après quoi les puissants bouchons formés par les débris dévalaient la gorge avec une violence redoublée, la dévastant au passage et menaçant le flanc est du zoo : le torrent marron clair contournait le parc, à quelques pieds à peine en contrebas des parties les plus basses du zoo. Tout montrait que le zoo allait être submergé, et très bientôt, en une sorte de remake du déluge biblique à l’envers : la plupart des gens allaient survivre, mais deux représentants de chaque espèce périraient noyés.
La délégation khembalaise aurait voulu que les employés du zoo évacuent les animaux au plus vite, mais le directeur objectait qu’ils n’avaient pas le temps ni les véhicules nécessaires pour une évacuation en bon ordre. Les Khembalais répondirent que tout ce qu’ils demandaient, c’était qu’on ouvre les cages pour laisser sortir les animaux. Les gardiens du zoo étaient sceptiques, mais les Khembalais, qui étaient des spécialistes en matière d’inondations, et parfaitement rodés aux procédures de mise dans ce genre de situation, leur montrèrent des photos des gardiens du zoo de Prague en pleurs devant les cadavres de leurs éléphants noyés, pour qu’ils comprennent ce qui les attendait s’ils ne prenaient pas des mesures radicales au plus vite. Puis ils appelèrent le GDIN, le Réseau mondial d’information sur les catastrophes, qui avait un protocole complet pour ce scénario précis – les zoos menacés –, ainsi que des photos satellite en temps réel de l’inondation. En réalité, les animaux libérés n’allaient jamais très loin, menaçaient rarement les hommes – qui étaient généralement à l’abri dans des bâtiments, de toute façon – et étaient faciles à récupérer quand les eaux se retiraient. Et toutes les données faisaient apparaître que le Rock Creek allait encore monter.
Cette prévision était facile à accepter, compte tenu du rugissement du torrent café au lait qui entourait quasi complètement le zoo et arrivait presque en haut de la gorge. Les animaux, eux, y croyaient assurément, car ils poussaient des cris comme pour réclamer la liberté. Les éléphants barrissaient, les singes hurlaient, les félins rugissaient et grognaient. Tous les êtres vivants, les animaux comme les êtres humains, étaient terrifiés par cette cacophonie. Le boucan était dantesque. Rien de ce que les films sur la vie sauvage avaient pu leur montrer ne les avait préparés à ça. La panique était palpable.
Connecticut Avenue ressemblait maintenant un peu au canal George Washington, à Great Falls : une voie d’eau étroite, lisse, parallèle à un torrent déchaîné. Toutes les rues latérales étaient inondées aussi. Cela dit, à aucun endroit l’eau n’était très haute – généralement moins d’un pied –, de sorte que le directeur du zoo s’entendit dire, à sa propre stupéfaction : « D’accord, laissez-les sortir. D’abord les cages, puis les enclos. Partez de la grande grille jusqu’aux points en contrebas du parc. Et vite : ça fait beaucoup de serrures à ouvrir. »
Dans la pénombre noyée de pluie, le long du torrent engorgé, rugissant, le personnel du zoo et ses visiteurs commencèrent à ouvrir les portes aux animaux. Ils les dirigeaient vers Connecticut Avenue quand c’était nécessaire, mais, pour la plupart, ils n’eurent pas besoin de leur montrer le chemin : les animaux foncèrent vers la sortie avec un infaillible sens de l’orientation. Seuls quelques-uns restèrent tapis dans leur enclos, refusant obstinément d’en sortir. Voyant cela, les gardiens du zoo passaient à la cage suivante, en espérant trouver le temps de revenir.
Avec les tapirs et les cerfs, les choses se passèrent en douceur. Ils laissèrent les plus grandes cages à oiseaux fermées ; il y avait peu de risque qu’elles soient inondées jusqu’en haut. Ils passèrent ensuite aux zèbres, aux guépards et aux créatures australiennes, comme les kangourous, qui s’éloignèrent en bondissant, dans de grandes gerbes d’eau. Les pandas s’ébranlèrent méthodiquement, en groupe, comme s’ils avaient prévu le coup depuis des années. Les éléphants se mirent en marche comme à la parade, suivis par les girafes, les hippopotames, les rhinocéros, les ratons laveurs et les otaries. Après avoir cajolé les grands fauves pour les faire monter dans leur camion, les gardiens libérèrent les pumas et les félins plus petits ; puis les bisons, les loups, les chameaux ; les phoques, les lions de mer et les ours ; les gibbons partirent en bande, poussant des hurlements de triomphe ; l’unique jaguar noir se glissa dangereusement dans le crépuscule ; les reptiles, les animaux d’Amazonie avaient déjà l’air comme chez eux. La chute du pont-levis de l’île aux singes provoqua une ruée de primates paniqués ; les gorilles et leurs cousins les suivirent, plus lentement. À ce moment-là, des nappes d’eau brunâtre se répandaient sur le nord du parc, envahissant rapidement les allées, et la partie inférieure était submergée par le flux brun. Très peu de créatures restèrent dans leur enclos, en fin de compte, et beaucoup moins encore se dirigèrent par erreur vers le cours d’eau. Le rugissement était trop terrifiant, le message trop évident. Il faut croire que l’instinct de survie avait la vie dure.