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L’eau montait toujours en clapotant, par paliers, à ce qu’il semblait. Il avait fallu deux bonnes heures de frénésie pour déverrouiller toutes les portes, et alors qu’ils finissaient, un mugissement plus violent les submergea, et le parc entier disparut sous un vomissement sale, encombré de débris. Quelque chose avait dû lâcher d’un coup, quelque part en amont. Si des animaux étaient restés dans la partie inférieure du zoo, ils auraient été emportés par le courant, ou seraient morts noyés sur place. Les hommes conduisirent rapidement les quelques fauves et les ours polaires qu’ils avaient fait monter dans leurs camions vers la sortie et sur Connecticut Avenue. Maintenant, tout le Nord-Ouest était un zoo.

Le camion qui avait livré les tigres nageurs du Khembalung quitta le zoo, les tigres à l’arrière et la délégation khembalaise entassée dans la cabine, à l’avant, avec le chauffeur et le gardien du zoo. Suivant les indications de leurs passagers khembalais, ils s’engagèrent lentement, prudemment, sur Connecticut, et prirent vers le nord dans les rues vides, pleines d’eau, déjà sombres. Sous les nuages menaçants, on se serait cru à la fin du jour.

Les tigres nageurs s’agitaient à l’arrière du camion. Ils avaient l’air en colère et apeurés, comme s’ils avaient déjà vécu tout cela. Ils semblaient en vouloir au monde entier, et en entendant leurs rugissements les hommes assis à l’avant rentraient misérablement la tête dans les épaules. Peut-être se battaient-ils ; leurs grands corps heurtaient les parois, et ils rugissaient et grondaient de plus en plus fort.

Par bonheur, la route, qui montait régulièrement vers le nord-ouest, était encore praticable. Et puis, dans Bradley Lane, le chauffeur put prendre vers l’ouest, presque jusqu’à Wisconsin. Quand il fut arrêté par un creux plein d’eau, il battit en retraite et remonta plus au nord, jusqu’à Wisconsin, métamorphosée en un large fleuve qui coulait impétueusement vers le sud, mais sur une profondeur d’une quinzaine de centimètres seulement. Ils suivirent lentement ce courant jusqu’à Woodson, qu’ils remontèrent à contresens, puis ils tournèrent dans l’allée d’une petite maison adossée à un grand immeuble d’habitations.

Les Khembalais sortirent dans le crépuscule pluvieux et allèrent frapper à la porte de la cuisine. Une femme apparut, et redisparut après un bref échange.

Peu après, si quelqu’un dans l’immeuble voisin avait regardé par la fenêtre, il aurait vu un curieux spectacle : des hommes en robe brune ou portant l’uniforme kaki du zoo de la ville faisant descendre de l’arrière d’un camion un tigre portant un collier auquel étaient attachées trois longes. Lorsqu’il fut sorti, ils refermèrent très vite les portes du camion. Le plus vieil homme se dressa devant le tigre, les mains levées. Il prit l’une des longes et mena l’animal trempé le long de l’allée, en direction des marches qui descendaient vers une porte de cave ouverte. Le tigre s’arrêta sur les marches et regarda autour de lui. Le vieil homme lui parla d’un ton pressant. De la fenêtre de la cuisine située au-dessus, deux petits visages les regardaient en ouvrant de grands yeux. Pendant un moment, tout sembla immobile sous la pluie. Et puis le tigre se coula dans l’ouverture.

38

Au cours de la deuxième nuit, la pluie cessa et l’aube du troisième jour se leva sur un monde gris et détrempé, mais, au fur et à mesure que la journée avançait, les nuages se dispersèrent vers le nord. À neuf heures, le soleil brillait entre de gros amas cotonneux, sur la ville inondée, parcourue de vents capricieux.

C’était la seconde nuit que Charlie passait au bureau. Quand il se réveilla, il regarda par la fenêtre en espérant que la situation se serait suffisamment améliorée pour qu’il puisse tenter de rentrer chez lui. Le téléphone était toujours coupé, mais des e-mails d’Anna l’avaient tenu au courant, et rassuré – au moins jusqu’aux nouvelles de la veille concernant l’arrivée des Khembalais, qui l’avaient un peu alarmé, moins à cause du tigre dans la cave que de l’intérêt qu’ils portaient à Joe. Il n’en avait évidemment rien dit dans ses mails de réponse, mais il n’avait qu’une idée en tête : rentrer chez lui.

L’air grouillait déjà d’hélicoptères et de dirigeables ; toutes les chaînes de télévision du monde pouvaient désormais révéler d’en haut l’étendue de l’inondation. La majeure partie du centre de Washington était sous l’eau. Un gigantesque lac peu profond occupait les endroits publics les plus célèbres de la ville. On aurait dit que quelqu’un avait décidé d’étendre déraisonnablement le bassin étincelant du Mall. Les cours d’eau qui convergeaient vers cette vaste cuvette n’avaient pas réintégré leur lit, et le nouveau lac était encore très haut. C’était une étendue d’eau plate, couleur café au lait, qui moussait sous le soleil délavé.

Sauf que, dans ce lac, se dressaient des centaines de bâtiments changés en îles, quelques vraies îles, et même quelques viaducs d’autoroute, qui faisaient maintenant office de ponts au-dessus de la vallée de l’Anacostia. Le Potomac se déversait toujours dans le lac, débordant ses rives en amont et en aval, partout où il était entouré de basses terres. La surface était piquetée de débris flottants qui se déplaçaient plus lentement que le courant le plus éloigné, en aval. Apparemment, les marées basses ne faisaient que commencer à attirer cette immense masse d’eau vers la mer.

Alors que la matinée avançait, les bateaux apparurent, de plus en plus nombreux. Les prises de vues aériennes donnaient à l’affaire des allures de régate : le Mall, changé en festival nautique, sorte de résurgence de la Chine des Ming. Beaucoup de gens étaient sortis sur des embarcations improvisées qui n’avaient pas l’air très sûres. On disait que les bateaux de police en patrouille commençaient à demander aux gens qui n’effectuaient pas de mission de sauvetage de dégager ; sans grand effet, apparemment. La situation était encore tellement nouvelle que la loi ne s’était pas nettement réaffirmée. Les bateaux à moteur filaient dans tous les sens, abandonnant derrière eux des sillages beiges. Les rameurs ramaient, les pédaleurs pédalaient, les nageurs nageaient, les kayakistes pagayaient ; certaines personnes avaient même pris les pédalos bleus naguère confinés au bassin de marée, et faisaient majestueusement le tour du Mall, tels de mini-bateaux à vapeur.

Ces images du Mall passaient en boucle sur les médias, mais certaines chaînes donnaient d’autres nouvelles de la région. Les hôpitaux étaient pleins. Ces deux jours de tempête avaient fait beaucoup de morts, personne ne savait combien au juste. Et il y avait aussi beaucoup de réfugiés. Le troisième jour, en début de matinée, les hélicoptères de la télé profitaient souvent de leurs survols pour pêcher des gens sur les toits. Il y avait des sauvetages par bateau dans tout le sud-ouest du district et dans le bassin de l’Anacostia. L’aéroport Ronald Reagan était toujours sous l’eau, et il n’y avait pas de pont franchissable sur le Potomac avant Harper’s Ferry, très en amont. La Grande Cascade du Potomac n’était plus qu’une énorme turbulence dans un courant ininterrompu qui se précipitait du haut de la gorge. Le Président avait été évacué à Camp David, d’où il avait déclaré l’état de catastrophe dans toute la Virginie, le Maryland et le Delaware. Quant au district de Columbia, c’était « pire que ça », pour reprendre ses propres termes.