Peu importait. Ce qui comptait lui était revenu après toutes ces années. Et voilà : il était sorti par la fenêtre et il poursuivait son chemin.
L’embarcation rugit, s’éloigna du bâtiment en glissant et décrivit une large courbe vers l’ouest : Constitution Avenue, puis vers la gauche, et la vaste étendue du Mall. Ils faisaient du bateau sur le Mall.
La National Gallery lui rappela le Taj Mahal ; le même reflet dans l’eau, la même pierre blanche, magnifique. Tous les bâtiments du Smithsonian étaient stupéfiants. On disait que les gars s’étaient démenés toute la nuit pour remonter les choses au-dessus du niveau de l’eau. Ça allait être un furieux gâchis.
Charlie se stabilisa contre le plat-bord. Il se sentait tellement abasourdi. Il crut qu’il allait perdre l’équilibre et tomber. C’était probablement la faute du bateau, mais il titubait bel et bien. Les images de la télé c’était une chose, la vérité vraie en était une autre ; il n’arrivait pas à en croire ses yeux. Des nuages blancs dansaient au-dessus de lui dans le ciel bleu, et le lac brun, lisse, brillait au soleil, réfléchissant un coin de ciel bleu, étincelant, compact – aussi réel qu’on pouvait l’être, et peut-être même plus. Rien de ce qu’il avait pu voir dans sa vie n’avait jamais été aussi réel que ce lac, aujourd’hui.
Leur pilote manœuvra pour les emmener plus au sud. Ils passèrent lentement devant le Washington Monument, accompagnés par le pocketa-pocketa du moteur. Il les dominait comme un obélisque dans les crues du Nil, faisant paraître toutes les embarcations minuscules par comparaison.
Les bâtiments du Smithsonian étaient dans l’eau jusqu’à trois mètres de hauteur environ. La partie supérieure des grandes portes destinées au public évoquait les portes basses d’un hangar à bateaux. Pour certains des bâtiments, ce serait une catastrophe. D’autres avaient des marches, ou étaient plus hauts sur leurs fondations. Un désastre, de toute façon.
Le bateau avançait en grondant au rythme de la marche. Vus de loin, les arbres qui flanquaient la partie ouest du Mall ressemblaient à des buissons lacustres. Le monument au Vietnam devait être submergé, évidemment. Le Lincoln Memorial était dressé sur une colline comme sur un piédestal, mais il était juste sur le Potomac et il pourrait y avoir de l’eau jusqu’en haut des marches. La statue de Lincoln avait peut-être même les pieds dans l’eau. Charlie avait du mal à dire, derrière les arbres étrangement raccourcis, de combien l’eau était montée à cet endroit.
Des bateaux de toutes sortes sillonnaient le long lac brun, allant dans tous les sens. Les petits bateaux à pédales étaient particulièrement allègres, mais tous les kayaks, les barques et les canots gonflables apportaient leurs taches de couleurs fluorescentes, auxquelles s’ajoutaient les voiles triangulaires des petits voiliers qui allaient et venaient. Le soleil éclatant faisait étinceler les nuages et le ciel bleu. L’ambiance festive s’exprimait jusque dans la tenue des gens : Charlie voyait des chemises hawaïennes, des costumes de bain et même des masques de carnaval. Il y avait beaucoup plus de visages noirs que Charlie n’avait l’habitude d’en voir dans le Mall. On se serait cru au carnaval à Trinidad. Une sorte de parade de mardi gras, perturbée par une nuit d’orage, resurgissait triomphalement, le matin venu. Les gens se faisaient de grands signes, s’interpellaient pour couvrir le bruit des hélicoptères qui les survolaient. Debout dans les barques, des casse-cou décrivaient des cercles pour filmer à trois cent soixante degrés avec leurs caméras. Il ne manquait qu’un canot de ski nautique pour compléter le tableau.
Charlie s’avança vers la proue du bateau et resta planté là, fasciné, bouche bée, la langue pendante, comme un chien. L’effort de sortir par la fenêtre lui avait remis la poitrine et les bras en feu ; maintenant il était debout, là, la peau à vif, embrasée par le vent de la course, buvant cette vision maritime. Leur bateau teufteufait vers l’ouest comme un vaporetto dans la lagune de Venise. Il ne pouvait s’empêcher de rire.
— Peut-être qu’on devrait laisser ça comme ça, dit quelqu’un.
Une embarcation fluviale de la marine nationale venait sur eux dans un grand bruit de moteur, suivie d’une vague blanche. En arrivant au Mall, le bateau se glissa par une faille entre les cerisiers, coupa les moteurs, se positionna dans l’eau, continua vers l’est à une allure plus calme. Il allait passer près d’eux, et Charlie sentit que leur propre embarcation ralentissait aussi.
Soudain, il repéra un visage familier parmi les gens debout à la poupe du bateau de patrouille. Phil Chase, qui faisait de grands saluts à tout le monde, tel le grand maréchal d’une parade, penché par-dessus le bastingage, à l’avant. Comme bien d’autres sur l’eau, ce matin-là, il avait l’air heureux d’un naufragé qui voyait la terre au loin.
Charlie agita les bras, penché sur le côté de l’embarcation. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Charlie mit ses mains en haut-parleur autour de sa bouche et cria, le plus fort possible :
— Hé, PHIL ! Phil Chase !
Phil l’entendit, leva les yeux, le repéra.
— Hé, salut, Charlie ! s’écria-t-il joyeusement, en faisant de grands signes.
Puis il mit ses mains autour de sa bouche à son tour et dit :
— Heureux de vous voir ! Tout le monde va bien, au bureau ?
— Oui !
— Tant mieux ! C’est cool ! (Il se redressa et engloba l’inondation d’un vaste geste du bras.) C’est incroyable, non ?
— Pour ça oui !… Alors, Phil ! bredouilla Charlie, les paroles se bousculant hors de sa bouche. Maintenant, vous allez faire quelque chose à propos du réchauffement global ?
Phil eut ce beau sourire dont il avait le secret :
— Je vais voir ce que je peux faire !