— Je te l’avais bien dit, répliqua Angalo (en jetant à Gurder un regard mauvais). La foi aveugle, ça ne sert à rien.
— Il est peut-être déjà parti, poursuivit Masklinn. Il aurait pu me croiser sans que je m’en aperçoive.
— Alors rentrons, conclut Angalo. Les autres vont commencer à se faire du souci pour nous. On a essayé, on a vu l’aéroport, on a failli se faire marcher dessus des dizaines de fois. Il est temps de revenir à la réalité.
— Qu’en penses-tu, Gurder ?
L’Abbé lui adressa un long regard désemparé.
— Je n’en sais rien. Franchement, je n’en ai pas la moindre idée. J’avais espéré…
Sa voix s’éteignit. Il avait l’air tellement abattu qu’Angalo lui-même ne put s’empêcher de lui tapoter l’épaule.
— Ne prends pas ça au tragique, lui dit-il. Tu ne t’imaginais quand même pas qu’il existait un Petit-Fils Richard Quadragénaire qui allait descendre du ciel pour nous emporter en Floride ? Écoute, on a tenté le coup. Ça n’a pas marché. Rentrons.
— Bien sûr que je n’imaginais pas ça, répliqua Gurder avec agacement. Mais seulement, je m’étais dit que… peut-être que d’une façon ou d’une autre… on trouverait un moyen.
— Le monde appartient aux humains. Ils ont tout construit. Ils dirigent tout. Autant nous y résigner, fit Angalo.
Masklinn considéra le Truc. Il savait que l’objet les écoutait. Même si ce n’était qu’un petit cube noir, il avait toujours l’air plus attentif quand il écoutait.
Le problème, c’est qu’il ne parlait que lorsqu’il en avait envie. Il vous accordait toujours juste l’aide nécessaire, jamais davantage. On aurait dit qu’il vous mettait tout le temps à l’épreuve.
D’une certaine façon, en demandant son aide au Truc, on reconnaissait qu’on était à court d’idées. Mais…
— Truc, dit-il. Je sais que tu m’entends, parce qu’il doit y avoir des tonnes d’électricité dans ce bâtiment. Nous sommes à l’aéroport. Nous n’arrivons pas à trouver le Petit-Fils Richard Quadragénaire. Nous ne savons même pas par où commencer. Aide-nous, s’il te plaît.
Le Truc garda le silence.
— Si tu ne nous aides pas, poursuivit Masklinn d’une voix tranquille, nous allons rentrer à la carrière affronter les humains, mais pour toi, ça ne changera rien, parce qu’on va t’abandonner ici. Je suis sérieux. Et aucun gnome ne te retrouvera plus jamais. Tu n’auras pas de seconde chance. Nous nous éteindrons, il n’y aura plus aucun gnome nulle part, et ce sera ta faute. Et dans les longues années à venir, tu resteras tout seul, sans servir à rien, et tu te diras : « J’aurais peut-être dû aider Masklinn quand il me l’a demandé », et puis, tu te diras : « Si j’avais une deuxième chance, je l’aiderais. » Eh bien, Truc, imagine que tout ça s’est vraiment passé et que ton vœu a été exaucé par magie. Aide-nous.
— C’est une machine ! s’emporta Angalo. On ne peut pas faire du chantage à une machine…
Un petit voyant rouge s’alluma sur la surface noire du Truc.
— Tu sais lire les pensées des autres machines, je le sais, continua Masklinn. Mais en es-tu également capable avec les gnomes ? Vas-y, lis mes pensées, Truc, si tu crois que je plaisante. Tu insistes pour que les gnomes agissent de façon intelligente. Eh bien, voilà, c’est ce que je fais. Je suis assez intelligent pour savoir quand j’ai besoin d’aide. Et j’en ai besoin maintenant. Et tu es capable de me la procurer, je le sais. Si tu ne nous aides pas, nous allons t’abandonner ici et oublier ton existence pour toujours.
Un deuxième voyant s’alluma, très faible.
Masklinn se remit debout et fit signe aux autres.
— Très bien, dit-il. Allons-y.
Le Truc produisit le petit bruit électronique qui équivalait pour une machine au raclement de gorge chez un gnome.
— Que puis-je faire pour t’assister ? demanda-t-il.
Angalo lança un sourire narquois à Gurder. Masklinn se rassit.
— Trouve le Petit-Fils Richard Quadragénaire, demanda-t-il.
— Ça va prendre très longtemps, les avertit le Truc.
— Oh !
Quelques lumières coururent à la surface du Truc, puis il dit :
— J’ai localisé un Richard Arnold, quarante ans. Il vient d’entrer en salle d’embarquement du vol 205 en partance pour Miami, en Floride.
— Ça n’a pas pris tellement de temps, constata Masklinn.
— Trois cents microsecondes. C’est énorme !
— En plus, je ne crois pas que j’ai bien tout compris, ajouta Masklinn.
— Quel mot t’a paru obscur ?
— « À peu près tous. Tous ceux qui ont suivi « il vient d’entrer ».
— Il y a ici quelqu’un qui porte le nom que tu cherches, il attend dans une pièce bien particulière pour monter dans un grand oiseau d’argent qui vole dans le ciel, et se rendre dans un endroit qui s’appelle la Floride.
— Quel oiseau d’argent ? s’enquit Angalo.
— Il parle du jet. Il fait de l’ironie, expliqua Masklinn.
— Ah oui ? Et comment sait-il tout ça ? demanda Angalo avec un air soupçonneux.
— Ce bâtiment est rempli d’ordinateurs, répondit le Truc.
— Ah bon ! comme toi ?
Le Truc réussit à paraître indigné.
— Ils sont incroyablement primaires. Mais j’arrive à les comprendre. Si je ralentis suffisamment mes pensées. Ils ont pour fonction de savoir où vont les humains.
— La plupart des humains ne sont pas capables d’en faire autant, signala Angalo.
— Fourrais-tu savoir comment le rejoindre ? demanda Gurder dont le visage s’illumina.
— Holà ! holà ! intervint Angalo en hâte. Ne précipitons pas les choses.
— C’est pour le trouver que nous sommes venus ici, non ? demanda Gurder.
— Oui ! Mais que doit-on faire précisément ?
— Eh bien ! c’est évident, nous… nous… Enfin, il faut que nous…
— Nous ne savons même pas ce qu’est une salle d’embarquement.
— D’après le Truc, c’est une pièce où les humains attendent pour monter à bord d’un avion, expliqua Masklinn.
Gurder enfonça un doigt accusateur dans les côtes d’Angalo.
— Tu as peur, c’est ça ? Tu as peur parce que, si on voit Richard Quadragénaire, ça signifiera qu’Arnold Frères existe bel et bien, et que tu as tort ! Tu es bien comme ton père. Lui non plus ne supportait pas d’avoir tort !
— C’est pour toi que j’ai peur, rétorqua Angalo. Parce que tu vas t’apercevoir que Richard Quadragénaire est un simple humain. Comme Arnold Frères était un simple humain. Ou plutôt deux. Ils ont construit le Grand Magasin à l’intention des seuls humains. Ils ne savaient même pas que les gnomes existaient ! Et je te prierai de laisser mon père en dehors de tout ça.
Une petite trappe s’ouvrit sur la face supérieure du Truc. Ça se produisait parfois. Quand les opercules étaient clos, leur présence était indétectable, mais chaque fois que le Truc ressentait de la curiosité pour quelque chose, il s’ouvrait et faisait sortir une petite coupole argentée au bout d’un manche, ou des dispositifs compliqués à base de tuyaux.
Cette fois-ci, il s’agissait d’un morceau de grillage collé sur une tige métallique. L’ensemble commença à tourner lentement.
Masklinn saisit la boîte.
Pendant que les deux autres continuaient à discutailler, il demanda, doucement :
— Tu sais où se trouve cette salle ?
— Oui, répondit le Truc.