Il leva les yeux vers Masklinn.
— Tu admettras quand même que ça fait un coup, fit-il. Je m’attendais… je ne sais pas, à des fils de fer, des tuyaux, des leviers épatants, des trucs comme ça. Mais pas à quelque chose qui ressemble au rayon Mobilier d’Arnold Frères !
— Il ne faudrait pas rester ici, répondit Masklinn. Les humains ne vont pas tarder à envahir les lieux. Rappelez-vous ce qu’a annoncé le Truc.
Ils aidèrent Gurder à se relever et, en l’encadrant, trottinèrent entre les rangées de fauteuils. Mais l’endroit différait du Grand Magasin par un détail important, constata Masklinn. Il manquait de cachettes. Dans le Grand Magasin, on trouvait toujours quelque chose derrière quoi, sous quoi ou dans quoi se cacher…
Il percevait déjà une rumeur au loin. Ils finirent par découvrir un espace derrière un rideau, dans une section de l’avion qui ne comportait pas de sièges. Masklinn y rentra en rampant, en poussant le Truc devant lui.
La rumeur était désormais proche. Très proche. Il tourna la tête et vit un pied humain à quelques centimètres de lui.
Au fond de l’interstice, la paroi de métal était percée d’un trou par lequel passaient quelques fils électriques de bonne taille. Le trou était juste assez grand pour qu’Angalo et Masklinn s’y faufilent, juste assez grand pour qu’un Gurder affolé y passe, si les deux autres le tiraient par les bras. L’espace n’était pas énorme, mais enfin on ne les trouverait pas là.
Et en plus, ils n’y voyaient rien. Ils étaient couchés les uns sur les autres dans la pénombre, en essayant de s’installer de façon confortable sur les fils.
Au bout d’un moment, Gurder annonça :
— Ça commence à aller mieux.
Masklinn opina.
Tout autour d’eux régnait le bruit. De très loin en dessous d’eux monta une série de clongs métalliques. On entendit un lugubre mugissement de voix humaines, suivi d’une secousse.
— Truc ? demanda-t-il à mi-voix.
— Oui ?
— Que se passe-t-il ?
— L’avion se prépare à prendre son essor.
— Ah oui !…
— Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
— Euh ! non. Pas vraiment.
— Il va voler dans les airs. L’essor, c’est le vol. Il va prendre son essor, ça veut dire qu’il va prendre son vol.
Masklinn put entendre le souffle court d’Angalo.
Il s’installa aussi bien que possible entre la paroi métallique et le pesant écheveau de fils électriques, le regard perdu dans les ténèbres.
Les gnomes restèrent silencieux. Au bout d’un moment, ils perçurent une petite secousse et une impression de mouvement.
Il ne se passa rien d’autre. La situation continua à ne pas évoluer.
Au bout d’un certain temps, Gurder, la voix chevrotant de terreur, demanda :
— Est-ce qu’il est trop tard pour descendre, si nous… ?
Un brusque tonnerre acheva la phrase à sa place. Un grondement sourd fit tout trembler autour d’eux, de façon très mesurée, mais très ferme.
Puis suivit un moment d’attente pesante, comme ce que doit ressentir la balle entre le moment où on la lance et celui où elle commence à redescendre, et quelque chose s’empara d’eux trois pour les agglomérer en un tas gigotant. Le sol se mit en tête de devenir le mur.
Les gnomes se cramponnèrent l’un à l’autre, échangèrent un bref coup d’œil et se mirent à hurler.
Au bout d’un moment, ils s’arrêtèrent. Continuer paraissait assez superflu. En plus, ils avaient besoin de reprendre leur souffle.
Très graduellement, le plancher redevint un sol convenable et ne manifesta plus l’ambition d’évoluer en mur.
Masklinn repoussa le pied qu’Angalo avait posé en travers de sa gorge.
— Je crois que nous volons, annonça-t-il.
— C’était donc ça ? répondit Angalo d’une petite voix. Ça paraissait plus gracieux, vu du sol.
— Quelqu’un est blessé ?
Gurder se remit en position verticale.
— Je suis couvert de bleus, déplora-t-il.
Il s’épousseta. Et puis, comme rien ne peut changer la nature gnomique, il ajouta :
— Il y a quelque chose à manger dans les parages ?
La question de la nourriture ne les avait pas effleurés.
Masklinn tourna la tête vers le tunnel de fils électriques qui se trouvait derrière lui.
— On n’a peut-être pas besoin de manger, supputa-t-il sans conviction. Combien de temps pour arriver en Floride. Truc ?
- Le commandant de bord vient juste d’annoncer que le voyage prendrait six heures et quarante-cinq minutes[2] répondit le Truc.
— Mais on va mourir de faim ! s’exclama Gurder.
— On va peut-être trouver du gibier, proposa Angalo avec un vague espoir.
— Ça m’étonnerait, fit Masklinn. L’endroit ne me semble pas être du genre à abriter des souris.
— Les humains doivent avoir de la nourriture, suggéra Gurder. Ils en ont toujours.
— J’étais sûr que tu allais dire ça, soupira Angalo.
— C’est une simple question de bon sens.
— Je me demande si on peut regarder par les fenêtres ? dit Angalo. J’aimerais bien voir à quelle vitesse on va. Les arbres et tout ça en train de filer à toute vitesse, hein ?
— Minute, intervint Masklinn avant que la situation ne dégénère. On va patienter un peu, d’accord ? Le temps de se calmer. De se reposer. Et ensuite, peut-être qu’on ira chercher de quoi manger.
Ils se rassirent. Enfin, ici au moins, il faisait bon et sec. Au temps où il vivait dans son terrier de l’accotement, Masklinn avait bien trop souvent dormi dans le froid et l’humidité pour laisser filer une chance de profiter de la chaleur et du sec.
Il s’assoupit…
Prendre son essor…
Son… essor…
Qui sait ? Il y avait peut-être des centaines de gnomes qui vivaient dans les aéroplanes, de la même façon que d’autres avaient vécu dans le Grand Magasin. Peut-être menaient-ils leur vie quelque part sous la moquette du plancher, tout en se laissant transporter vers tous ces lieux dont Masklinn avait lu le nom sur la seule carte que les gnomes aient jamais trouvée. Elle figurait dans un agenda de poche, et les noms de pays lointains inscrits sur sa surface sonnaient de façon magique – Afrique, Australie, Chine, Équateur, made in Hong Kong, Islande…
Peut-être qu’ils n’avaient jamais regardé par la fenêtre. Peut-être qu’ils n’avaient jamais imaginé qu’ils se déplaçaient.
Était-ce ce que Grimma voulait dire en racontant ses histoires de grenouilles qui vivent dans les fleurs ? se demanda-t-il. Elle avait lu ça dans un livre. On pouvait passer toute son existence dans un seul endroit étriqué et y voir un Univers entier. Le problème, c’est que Masklinn n’était pas de très bonne humeur, à l’époque. Il n’avait pas voulu écouter ce qu’elle lui disait.
Ceci dit, pas d’erreur : il était bel et bien sorti de sa fleur…
La grenouille avait fait venir d’autres jeunes grenouilles jusqu’au passage entre les pétales, au bord de l’univers de la fleur.
Elles regardaient la branche. Il n’y avait pas une seule fleur, là-bas, mais des dizaines, bien que les grenouilles ne sachent pas formuler de tels concepts, étant incapables de compter plus loin que un.
Elles voyaient beaucoup de un.
Elles les contemplaient. S’il est une activité pour laquelle les grenouilles ont d’excellentes prédispositions, c’est bien la contemplation.
La réflexion, par contre… On aimerait pouvoir prétendre que les grenouilles naines réfléchirent longtemps à cette nouvelle fleur, à la nécessité de partir en expédition de reconnaissance, à l’idée que le monde ne se limitait pas à une mare bordée de pétales.