— Bon, c’est quoi, ton plan ? demanda-t-il sur un ton de capitulation.
Une humaine distributrice de nourriture était en train de prendre des plateaux sur une étagère quand un mouvement lui fit lever les yeux. Elle tourna très lentement la tête.
Une toute petite créature noire descendait au niveau de son oreille.
La nouvelle venue enfonça ses pouces minuscules dans ses petites oreilles, agita les doigts et tira la langue.
— Flllbllblbbll, fit Gurder.
Le plateau que tenait l’humaine s’écrasa devant elle sur le sol. Elle poussa un long cri qui ressemblait à une corne de brume soprano et recula, levant les mains vers sa bouche. Finalement, elle tourna les talons, avec la lenteur majestueuse d’un arbre qui s’abat, et s’enfuit derrière les rideaux.
Quand elle revint, en compagnie d’un autre humain, la silhouette minuscule avait disparu.
Ainsi qu’une bonne partie de la nourriture.
— Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai mangé du saumon fumé, confia Gurder avec bonheur.
— Mmm ! répondit Angalo.
— Il ne faut pas manger ça comme ça, le gronda Gurder. On ne se bourre pas la bouche avant de couper tout ce qui dépasse. Que vont penser les gens ?
— Gn’a pershonne ichi, répliqua Angalo de façon peu distincte. Gn’a que Mashklinn et toi.
Masklinn découpa le couvercle d’un récipient de lait qui avait pratiquement la taille d’un gnome.
— Ça va déjà mieux, non ? constata Gurder. De la nourriture convenable dans des boîtes et des trucs comme ça ; naturelle, quoi. Qu’on ne doit pas débarrasser de sa terre, comme on le faisait dans la carrière. En plus, c’est confortable, ici, il fait chaud. C’est vraiment la seule façon civilisée de voyager. Quelqu’un veut encore de… (il tapota un plat du doigt, indécis quant à sa nature)… de ça ?
— Ça a quel goût ? demanda Masklinn après que Gurder en eut mâché un bout.
— Un goût rosâtre[3], répondit Gurder.
— Quelqu’un a envie de finir par la cacahuète ? demanda Angalo avec un large sourire. Non ? Bon, alors, je la jette ?
— Non ! intervint Masklinn. (Ils le dévisagèrent.) Désolé, reprit-il. Mais il ne faut pas, c’est vrai. C’est pas bien de gaspiller la nourriture.
— C’est un péché, minauda Gurder.
— Ohh ! un péché, je ne sais pas, reprit Masklinn. Mais c’est idiot. Range-la dans ton sac. On ne sait jamais, on en aura peut-être besoin un jour.
Angalo s’étira et bâilla.
— J’aimerais bien me débarbouiller un brin.
— Je ne vois pas d’eau, reconnut Masklinn. Il y a probablement un évier ou des toilettes quelque part, mais je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où chercher.
— À propos de toilettes… glissa Angalo.
— Je t’en prie, va-t’en à l’autre bout du tuyau, protesta Gurder.
— Et évite tout contact avec des fils électriques, suggéra le Truc.
Angalo, l’air surpris, hocha la tête et s’éloigna à quatre pattes dans les ténèbres.
Gurder bâilla et étira les bras.
— La distributrice de nourriture ne risque pas de se mettre à notre recherche ? demanda-t-il.
— Je ne crois pas, répondit Masklinn. Quand on vivait au Dehors, avant de trouver le Grand Magasin, je suis certain que des humains nous ont parfois aperçus. Je ne pense pas qu’ils en aient vraiment cru leurs yeux. Ils ne fabriqueraient pas des ornements de jardin aussi bizarres s’ils savaient à quoi ressemble vraiment un gnome.
Gurder plongea les mains dans sa chasuble et en tira l’image de Richard Quadragénaire. Même à la faible clarté filtrant par le goulet, Masklinn reconnut l’humain du siège. Il n’avait pas de marques sur le visage à force d’être plié, et il n’était pas constitué de centaines de petits points ronds, mais à part ça…
— Tu crois qu’il est par là, quelque part ? demanda Gurder sur un ton rêveur.
— Possible. Possible, répondit Masklinn, très mal à l’aise. Mais, écoute, Gurder… peut-être qu’Angalo exagère un peu, mais il a raison. Il se peut que Richard Quadragénaire soit un simple humain. Il n’est pas impossible que ce soient des humains qui aient bâti le Grand Magasin, à la seule intention des humains. Tes ancêtres sont allés s’y installer parce que… eh bien, parce qu’il y faisait chaud et sec. Et…
— Je te préviens, tu parles dans le vide, déclara Gurder. Je ne vais pas t’écouter me raconter que nous sommes simplement des machins comme les rats et les souris. Nous sommes à part.
— Le Truc est tout à fait catégorique. Selon lui, nous venons d’ailleurs, Gurder, insista Masklinn sur un ton contrit.
L’Abbé replia la photographie.
— Rien ne le prouve, ni dans un sens, ni dans l’autre, fit-il. Ça n’a aucune importance.
— Pour Angalo, savoir si c’est la vérité a beaucoup d’importance.
— Je ne vois pas pour quelle raison. Il n’y a pas une vérité unique. (Gurder haussa les épaules.) Je peux t’annoncer : tu n’es qu’un assemblage de poussière, de jus divers, d’os et de cheveux, et ce sera la vérité. Mais je peux également dire : tu es quelque chose qui existe dans ta tête et s’en va à ta mort. Et ça aussi, ça sera la vérité. Demande donc au Truc.
Des lumières de couleur dansèrent à la surface du Truc.
Masklinn parut outré.
— Mais je ne lui ai jamais posé ce genre de question, s’offusqua-t-il.
— Et pourquoi pas ? C’est bien la première question que je lui poserais, moi.
— Il va probablement me répondre quelque chose comme : « opération impossible », ou « paramètres inopérants ». Il dit toujours ça quand il ne connaît pas la réponse et ne veut pas l’admettre. Truc ?
Le Truc ne réagit pas. Les rais de lumière se modifièrent.
— Truc ? insista Masklinn.
— Je surveille les communications.
— Il fait souvent ça quand il s’embête, expliqua Masklinn à Gurder. Il reste planté là et il écoute les messages invisibles dans l’air. Écoute-moi, Truc. C’est important. Nous voudrions…
Les lumières dansèrent. Un grand nombre passa au rouge.
— Truc ! Nous…
Le Truc produisit le petit cliquetis qui était l’équivalent d’un raclement de gorge.
— On vient d’apercevoir un gnome dans la cabine de pilotage.
— Mais écoute-nous donc, Truc, nous… hein ?
— Je répète : on vient d’apercevoir un gnome dans cabine de pilotage.
Masklinn regarda comme un fou autour de lui.
— Angalo ?
— La probabilité est très loin d’être négligeable.
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Humains voyageurs : Immenses créatures gnomoïdes. Beaucoup d’humains passent leur vie à se rendre d’un endroit à un autre, ce qui est étonnant car, en général, il y a déjà trop d’humains dans leur lieu de destination. Consulter également les rubriques ANIMAUX, INTELLIGENCE, ÉVOLUTION et CRÈME PÂTISSIÈRE.
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Dans pratiquement tous les repas servis à bord d’un avion figurent de petits plats d’une substance étrange et gélatineuse, au goût rosâtre. Personne ne sait pourquoi. On suppose que cette pratique s’explique par des raisons religieuses bien spéciales.