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Et Geddy m’a souri d’un air radieux. C’était un peu pathétique, de voir à quel point il avait envie que ce soit vrai.

J’ai quitté Schuyler ce soir-là. Jenny Symanski a été la seule (avec Geddy, bien entendu) à vraiment sembler regretter que je m’en aille. Elle m’a serré dans ses bras et nous nous sommes embrassés, avec assez de sincérité pour que maman Laura détourne les yeux en rougissant.

Et je dois avouer que ce rappel du goût des lèvres de Jenny n’avait rien de désagréable. Des années d’intimité se nichaient dans cette étreinte. Jenny et moi avions fait l’amour (l’un et l’autre pour la première fois) à quinze ans, alors que nous batifolions dans sa chambre par un chaud samedi matin d’août où ses parents étaient partis à une vente aux enchères successorale. Ce jour-là et les suivants, nous l’avions fait davantage par curiosité que par passion, mais c’était une curiosité que nous n’arrivions jamais à satisfaire totalement. Il y avait eu des moments — en particulier durant les interminables dîners Fisk-Symanski que nos familles avaient l’habitude d’organiser — où Jenny me communiquait un désir si intense d’un regard par-dessus la table que je devais discrètement prendre d’énergiques mesures pour dissimuler mon érection.

Nous n’aurions pas pu garder longtemps secrète une relation de cette nature, et mon père a compliqué les choses en l’approuvant, du moins dans une certaine mesure. Je crois que pour lui, cela établissait ma bonne foi hétérosexuelle. Et l’idée que son fils de rechange épouse une Symanski lui plaisait, comme si nos familles étaient d’ascendance royale. C’est mamie Fisk qui m’a pris à part pour s’assurer discrètement que je maîtrisais les bases du sexe sans risque : « Si tu épouses cette fille, il faut que ce soit par choix et non par obligation. »

« Vraiment désolée pour tes études, m’a glissé Jenny à l’oreille pendant que nous nous embrassions. Mais s’il faut que tu rentres à Schuyler, ça n’aura pas que des mauvais côtés. J’y veillerai.

— Merci. » Je n’ai pas dit un mot de plus.

Car je n’avais aucune intention de revenir. Pas tant que je pouvais faire autrement.

3

J’ai vu pour la première fois la maison de tranche par une chaude et belle soirée d’août. Elle allait prendre tellement d’importance dans ma vie — j’y ai tant appris et oublié, tant gagné et perdu — que je suis tenté de dire qu’elle m’a tout de suite paru spéciale.

Sauf que non. C’était une maison sans rien de particulier dans une rue résidentielle. Grande, mais comme toutes les autres. Construite comme la plupart soixante ou soixante-dix ans plus tôt. Un jardin luxuriant avec des œillets, des coléus et une parade de hostas. Un érable à l’avant, sur une pelouse jonchée de ses graines ailées couleur vieux papier. Je suis passé trois fois devant la propriété avant de rassembler le courage d’aller frapper. La porte s’est ouverte presque avant que mes doigts la touchent.

« Tu es Adam !

— Ouais, je…

— Je suis tellement contente que tu aies pu venir. Entre ! Tout le monde est déjà là. Toute la tribu. Buffet dans la salle à manger. Je t’y conduis. Ne sois pas timide ! Moi, c’est Lisa Wei. »

Celle-là même qui m’avait invité par courrier électronique. Je m’étais imaginé quelqu’un de mon âge, peut-être à cause de la tonalité de son message, mais elle paraissait avoir une soixantaine d’années… à peu près comme cette maison dans laquelle elle habitait. Elle mesurait un peu plus d’un mètre cinquante et levait vers moi des lunettes dont les verres semblaient provenir d’un télescope. Elle ne devait pas être bien lourde : je me suis dit qu’il lui faudrait une ancre pour sortir dans une tempête. Mais c’était une petite explosion de sourires et de gestes. La première personne à qui elle m’a présenté était sa compagne, Loretta Sitter.

La maison appartenait à Loretta, mais Lisa et elle y habitaient depuis plus de trente ans. « On est une espèce rare, a dit Lisa : un couple tau. On a décidé qu’on passerait le test ensemble et que si on n’était pas dans la même Affinité, tant pis pour l’acompte, on laisserait tomber. Mais il s’est trouvé qu’on est taus toutes les deux. Génial, non ? »

J’ai répondu que si. Loretta était un peu plus jeune et plus grande que Lisa, avec de longs cheveux bruns qui commençaient tout juste à blanchir. Elle m’a serré dans ses bras, puis, se reculant : « On dirait que tu as des soucis, Adam Fisk. »

Je finirais par m’habituer à ce genre de psychanalyse de but en blanc, mais comme j’étais nouveau, ça m’a surpris. Des soucis ? J’avais abandonné mes études au Sheridan College, donné mon préavis à mon propriétaire et serais sans doute rentré à Schuyler, la queue entre les jambes, avant la fin de la semaine. « Eh bien, a dit Loretta avant que je puisse répondre, quoi qu’il en soit, oublie-les pendant deux ou trois heures. Tu n’as ici que des amis. »

Trente personnes dans une tranche. On disait que Meir Klein et InterAlia avaient choisi ce nombre en s’inspirant des tribus du Néolithique, trente étant censé être la meilleure taille possible pour une unité sociale : celle-ci était alors assez grande pour que les choses se fassent, suffisamment petite pour rester gouvernable, et ne contenait pas davantage de visages familiers que le psychisme humain moyen était capable de gérer facilement.

Sans doute, oui. J’ai rencontré vingt-trois inconnus ce soir-là. (Il manquait les membres qui étaient partis en vacances ou n’avaient pu se libérer.) Vingt-trois noms et visages, c’était trop d’un coup pour mon cerveau post-néolithique, mais certains étaient marquants. Plusieurs de ces visages me deviendraient intimes et quelques-uns de ces noms finiraient par apparaître à la une des journaux.

Lisa Wei m’a conduit à une longue table dans la salle à manger. « Le meilleur est déjà parti, il n’y a plus que des restes », m’a-t-elle dit, mais je n’avais absolument pas faim, aussi n’ai-je pris qu’un rouleau de printemps tiède. Elle m’a présenté à deux retardataires qui se servaient eux aussi de quoi grignoter. « Je peux te faire faire le tour du propriétaire, comme ça tu rencontres les gens au fur et à mesure. Ça te va ? »

Je lui ai été reconnaissant de me permettre de me sentir un peu moins ridicule. Ce n’était pas seulement que rencontrer des inconnus me mettait mal à l’aise : j’avais l’impression d’être un imposteur. J’étais tau, mais je serais probablement rentré aux États-Unis avant la prochaine réunion de tranche prévue au programme, aussi me faire des amis que je ne pourrais pas garder me gênait-il. Mais en suivant cette petite femme expansive d’un bout à l’autre de cette grande maison joyeuse, j’ai commencé à me sentir sincèrement le bienvenu. Chacune des pièces semblait illustrer une humeur, songeuse, fantasque ou terre à terre ; quant aux gens que j’ai rencontrés, et dont je me suis efforcé en vain de retenir le nom, ils paraissaient tout à fait à leur place dans cette demeure. Quand on me présentait à eux, ils me serraient la main en souriant et me regardaient avec curiosité tandis que j’essayais de ne pas montrer que je ne reviendrais pas et partais bientôt pour une ville de carrières dépourvue d’Affinités dans le nord de l’État de New York. Ça me complexait.

Mais j’ai commencé à ne plus y penser. Je me suis mêlé à cinq ou six discussions intéressantes. Ma présence ne contrariait personne et, quand je glissais quelques mots, on m’écoutait. Dans une pièce du rez-de-chaussée, j’ai suivi durant quelques minutes une discussion sur la politique des Affinités entre un type au léger accent hongrois et deux autres Taus. La conversation était trop animée pour qu’on l’interrompe, mais Lisa m’a pris par le bras pour me chuchoter : « C’est Damian. Damian Levay. Il enseigne le droit à l’université de Toronto. Très brillant, très ambitieux. Il a écrit un ou deux bouquins. »