Il semblait trop jeune pour un professeur d’université, mais parlait comme quelqu’un qui a l’habitude d’un public. La manière dont InterAlia contrôlait les tranches et les sodalités lui posait un problème. « Si être tau est une identité légitime, n’avons-nous pas le droit à l’autodétermination ? Les algorithmes appartiennent à InterAlia, d’accord, mais, nous, non. »
Lisa l’a interrompu avec le sourire : « “Lorsque dans le cours des événements humains…”
— Ne plaisante pas. Peut-être que c’est justement une déclaration d’indépendance qu’il nous faut.
— Sinon une révolution. »
Damian m’a regardé avant d’interroger Lisa du regard. Elle lui a répondu en articulant je ne sais quoi en silence, peut-être « bizut ». Je me suis présenté à Damian, à qui j’ai serré la main.
Quand nous nous sommes éloignés, Lisa m’a dit : « Damian est parmi nous depuis plus d’un an, maintenant. C’est quelqu’un à suivre. Fais attention à lui, Adam. »
Une espèce de bienheureuse fatigue a fini par m’envahir. Je m’étais fait davantage d’amis en une soirée qu’au cours des six mois précédents, et chacune de ces relations semblait à la fois authentique et potentiellement importante… le passage de salut-je-m’appelle-Machin à une quasi-intimité était étourdissant. Même les conversations que j’entendais au passage attisaient ma curiosité : j’avais tout le temps envie de dire oui, exactement ! ou pareil pour moi ! Le contact oculaire donnait l’impression de données échangées en rafale. C’était peut-être même trop. Je n’étais pas habitué. Pouvait-on s’habituer à ça ?
J’avais perdu Lisa, mais elle m’a retrouvé. « Tu as l’air d’avoir la tête qui tourne, m’a-t-elle dit alors. Et je suis sûre qu’elle tourne pour de vrai… je me rappelle la sensation que ça fait. On a l’impression d’être trimballé partout comme un nouveau jouet. C’est génial, mais si tu as besoin de t’isoler quelques minutes… »
Elle m’a montré au sous-sol une pièce meublée d’un canapé en cuir et d’une grande télévision. La seule autre personne présente était une jeune femme apparemment trisomique, en sweat-shirt bleu et pantalon à cordon, qui regardait Bob l’éponge son coupé.
Lisa me l’a présentée : « Voici Tonya. Que tout le monde appelle Tonya G. C’est la fille de Renata Goldstein, que tu as rencontrée en haut. Tonya n’est pas tau, à vrai dire, mais on lui fait une place aux réunions de tranche. Parce qu’on l’aime bien. N’est-ce pas, Tonya ?
— Oui, a braillé Tonya en réponse.
— Salut, ai-je dit. L’émission te plaît ?
— Oui !
— Tu l’entends ? »
Elle a tourné la tête pour me dévisager. « Non ! Et toi ?
— Euh… non.
— Tu la regardes avec moi ? »
Lisa a pris à mon intention un air tu-n’es-pas-obligé, mais je l’ai rassurée d’un geste. « Bien sûr que je vais la regarder avec toi. Pour l’instant, en tout cas. »
Lisa m’a tapoté l’épaule. « Je dirai à Renata que tu es en bas. Elle passera jeter un coup d’œil dans un moment. Mais Tonya comprendra que tu veuilles retourner à la soirée. N’est-ce pas, Tonya ? »
La jeune fille a énergiquement hoché la tête.
Nous avons donc regardé Bob l’éponge avec le son coupé. Je n’ai pas bien compris pourquoi elle préférait le voir de cette manière, mais elle n’a pas voulu que j’augmente le volume. Et c’était drôle quand même. Tonya semblait surprise chaque fois que je riais, mais elle éclatait inévitablement de rire ensuite. À un moment, je me suis mis à improviser des dialogues pour les personnages en prenant des voix ridicules. Ça lui a plu. « Tu fais des plaisanteries.
— Je suis un plaisantin, ai-je reconnu.
— Comment tu t’appelles ?
— Adam.
— Adam est un plaisantin ! »
Entre autres.
Le générique défilait quand je me suis aperçu que nous n’étions plus seuls : une femme d’à peu près mon âge nous observait, appuyée au chambranle. Des traits sud-asiatiques. Des cheveux bruns coupés ras. Un dragon chinois tatoué en trois couleurs autour de son biceps. Elle portait un tee-shirt sans manches et un jean passé. Avec une ceinture à boucle métallique violette.
« Il se fait tard, Tonya, a-t-elle lancé. Ta maman est en train de dire au revoir. Je pense que tu ferais mieux de monter la retrouver.
— D’accord.
— Dis d’abord au revoir à Adam.
— Au revoir, Adam le Plaisantin !
— Au revoir, Tonya Qui Regarde Bob l’éponge. »
Elle est sortie en gloussant. La femme est restée.
« Tu connais mon nom, ai-je dit. Moi, par contre…
— Oh, pardon. Amanda. Amanda Mehta. » Elle a tendu la main. Je me suis levé pour la serrer. « Toi, c’est Adam. Lisa m’a dit que tu tenais compagnie à Tonya au sous-sol. Désolée, je n’ai pas pu résister à l’envie de jeter un coup d’œil au nouveau. »
Je n’étais pas sûr de savoir quoi répondre, vu que je ne reverrais sans doute jamais Amanda Mehta. Je me suis contenté de sourire.
« Lisa m’a dit qu’elle t’avait déjà fait faire le tour du propriétaire. Mais je parie que tu n’as pas vu le toit.
— Le toit ?
— Viens. » Elle m’a pris par la main. « Je vais te montrer. Et tu pourras peut-être me dire ce qui te tracasse.
— Pardon ?
— Allez, viens ! »
Comment aurais-je pu ne pas la suivre ?
« Qu’est-ce qui te fait croire que quelque chose me tracasse ? »
Amanda n’a pas répondu, sinon d’un regard minute-papillon. Elle m’a conduit au deuxième étage, dans une chambre dont la lucarne donnait sur un ravin boisé au sud et s’ouvrait sur la partie du toit qui reliait la maison au garage. Amanda l’a escaladée d’un mouvement plein d’adresse — on sentait une certaine habitude — avant de se retourner vers moi : « Tu ne tomberas pas. Si tu fais attention. »
Je suis donc sorti sur les bardeaux. Nous nous sommes retrouvés sur une pente trop douce pour nous mettre vraiment en danger, mais à une hauteur suffisante pour voir la ville derrière le jardin et le ravin : les tours d’habitation sur Bloor Street, les immeubles résidentiels qui ressemblaient à des pierres tombales dans le quartier de Cabbagetown.
« Le plus sûr est de s’allonger », a dit Amanda.
Elle s’est étendue, la tête contre le rebord de la fenêtre. J’en ai fait de même. « Tu connais vachement bien la maison, ai-je dit.
— J’ai vécu ici quelques mois.
— Tu es de la famille de Lisa ou de… » J’avais oublié le nom de sa conjointe.
« De Loretta ? Non, mais elles m’ont hébergée quand je n’avais nulle part où aller. J’ai enfin eu un endroit à moi en mai.
— Elles t’ont hébergée parce que tu es tau ?
— Ben ouais. Elles n’ont pas dépanné que moi et elles aiment bien m’avoir. Loretta a hérité de cet endroit dans les années 1980. Et comme la maison est vraiment trop grande pour elles, elles accueillent sans cesse des gens. C’est un endroit où aller quand on ne sait pas où aller. Si on fait partie de la tranche. Ou tout au moins si on est tau.
— Ça doit être chouette. »
Elle m’a lancé un regard pénétrant. « Évidemment que c’est chouette.