— Je pense que…
— Non, chut, tais-toi une minute. Écoute. J’adore les sons d’ici. Pas toi ? »
J’aurais répondu qu’il n’y en avait pas. Sauf qu’il y en avait, si on tendait l’oreille. La note grave de marée montante de la ville, le bruit collectif des climatiseurs, les moteurs des voitures, la VMC des tours d’habitation. Plus les animaux dans le ravin et les voix dans la maison ou dans celle d’à côté. Des bruits sans charme qui flottaient comme des lumières fantômes au-dessus du jardin obscur.
« Et l’impression que ça donne, a continué Amanda. Fin août, tu sais, même par une journée de grosse chaleur, on retrouve un peu de fraîcheur une fois la nuit tombée. Les feuilles des arbres ne bruissent pas de la même manière dans le vent. » Une brise s’est levée comme sur son ordre. « Ce coin du toit est complètement isolé. Personne ne peut te voir. Mais tu vois la ville.
— C’est pour ça que tu aimes bien venir là ?
— Par exemple. » Elle a ouvert la fermeture à glissière d’une poche de son débardeur, en a sorti une pipe en verre, a récupéré dans une autre poche un minuscule sachet en plastique. « Tu fumes ?
— Pas souvent.
— Mais tu l’as déjà fait.
— Bien sûr. » Au lycée, à l’arrière de la Ford Taurus déglinguée d’un copain, à la carrière, et à l’occasion avec Dex, mon ancien colocataire… voire assez souvent, en incluant le tabagisme passif.
De l’ongle, elle a séparé un petit morceau d’herbe qu’elle a introduit dans le foyer. « Et donc, maintenant, tu en veux ?
— Lisa et, euh, Loretta n’ont rien contre ?
— Elles n’aiment pas qu’on fume quoi que ce soit à l’intérieur, mais si elles étaient moins occupées, elles seraient peut-être venues se joindre à nous. »
Je n’ai pas voulu la décevoir. Et combien d’occasions aurais-je de fumer de l’herbe sur le toit d’un hôtel particulier de Rosedale ? J’ai donc pris la pipe et le briquet, j’ai même réussi à garder une taffe sans tousser. À ce stade, dans des circonstances normales, le cannabis m’aurait comme toujours embrouillé les idées, mais allez savoir pourquoi, je suis resté à peu près cohérent… même si la nuit a semblé enfler comme un ballon de baudruche et le chœur des grillons devenir d’une subtilité lyrique.
« Alors, tu veux parler de ce qui te tracasse ?
— Pourquoi vous dites tous ça ? Comment savez-vous que quelque chose me tracasse ?
— Déjà, t’as passé une demi-heure à regarder la télé avec Tonya.
— J’aime bien Tonya.
— Bien sûr. C’est un ange. Mais pas une Tau.
— Tu attaches trop d’importance à…
— Et il y a ton langage corporel, ta manière de réagir quand tu serres la main à quelqu’un, ce genre de trucs.
— Vous avez dû m’observer de près.
— Ce n’est que de la télépathie de tranche. Enfin, les gens l’appellent comme ça. Ce n’est pas vraiment de la télépathie, bien entendu. On sait mieux ce qu’une personne a en tête si elle est tau comme nous. Si bien qu’on sait que tu as des soucis. Tu n’es pas obligé de m’en parler, mais on est camarades de tranche. Peut-être que je peux t’aider. »
Ça m’a fait légèrement frissonner qu’elle m’appelle camarade de tranche, même si j’entendais cette expression pour la première fois. Est-ce qu’elle le savait aussi ? Quelque chose dans son sourire me l’a laissé penser. Nous avions une petite conversation muette plutôt complexe, d’ailleurs.
Je lui ai donc rapidement résumé la malédiction familiale. Je lui ai parlé de l’attaque de mamie Fisk, de ma difficile relation avec mon père, du financement de mes études. Je lui ai raconté que j’avais abandonné le Sheridan College et annoncé mon départ à mon propriétaire… je devais libérer l’appartement avant la fin du mois. Pas d’argent et nulle part où aller, sinon rentrer à Schuyler. J’étais venu à la réunion par curiosité, mais étais un peu gêné d’avouer que je ne reviendrais jamais.
« Inutile de te tracasser pour ça, Adam. En tant que Tau, tu es le bienvenu même pour une seule soirée. Mais quand tu parles de rentrer… tu veux dire que tu préférerais rester à Toronto ? »
Avant d’y venir suivre mes études, je n’aurais jamais envisagé Toronto. Je voulais aller les faire à New York, mais mon père était persuadé que Manhattan ne tarderait pas à me transformer en progressiste votant pour les Démocrates et favorable au mariage homosexuel, objections que même mamie Fisk n’avait pas réussi à surmonter. Il avait accepté Toronto parce qu’il se représentait le Canada comme un pays bien élevé, d’un socialisme suspect, mais pas vraiment radical. J’avais accepté parce que Sheridan proposait un cursus de renommée mondiale en graphisme et médias. Voulais-je rester ? Bien sûr. Mais pas de revenus, pas de permis de séjour, pas de piaule. « Tu fais des études de graphisme ? a-t-elle demandé.
— Faisais. Avant de laisser tomber.
— Tu devrais parler à Walter, alors.
— Qui ça ?
— Walter Kohler. Lisa a dû te le présenter. Un type imposant, genre un mètre quatre-vingts, cent vingt kilos, la quarantaine, en costume ? »
Ça me rappelait vaguement quelqu’un. Quelqu’un qui m’avait souri et serré la main, rien de plus.
Amanda a rangé sa pipe et son sachet. « Vraiment, il faut que tu lui parles.
— Ah bon ?
— Il a travaillé pour une des grosses agences de pub en ville, mais il monte sa propre boîte… Viens, on va le voir.
— Quoi, maintenant ?
— Bien sûr. Viens ! » Elle a quasiment bondi à l’intérieur par la lucarne. Je n’avais pas trop envie de quitter le toit — c’était un bon endroit pour planer : sûr, avec une vue panoramique, accessible — mais je l’ai suivie comme j’ai pu.
Nous avons trouvé Kohler dans la salle de jeux au sous-sol, en train de s’amuser tout seul à la table de billard. Il était assez corpulent pour que la queue semble petite dans ses mains. Amanda m’a présenté à nouveau et, à ma grande gêne, lui a dit que je cherchais du travail.
« Pas vraiment, en fait, ai-je corrigé. Enfin, c’est plutôt que je ne peux pas en chercher. J’ai un permis de séjour étudiant, mais je ne suis plus étudiant. Je n’ai même pas de visa. » J’ai réexpliqué ma situation de famille.
« Tu as fait au moins trois ans à Sheridan ? a voulu savoir Kohler.
— Oui, mais…
— Dis-moi quels cours tu as suivis. »
Je les ai énumérés.
« D’accord. Prometteur. Au niveau notes, tu te situais où ? »
Je lui ai parlé de mes résultats.
« J’ai l’impression qu’il pourrait t’être utile, a glissé Amanda.
— Ce que je suis en train de monter, a expliqué Kohler, c’est une boîte d’accès et de marketing média, grosso modo. Les gens viennent nous voir, on leur donne ce qu’ils veulent dans leur gamme de prix… télé, Internet, publipostage, tout ce qui va d’une campagne publicitaire intégrée en bonne et due forme à un type qui distribue des flyers à un coin de rue. Donc, ouais, Amanda a raison, je cherche à embaucher des gens qui ont certaines compétences. Si tu es opérationnel en CSS et en JavaScript, je peux te faire commencer la semaine prochaine.
— C’est incroyablement généreux, et tentant, mais comme je l’ai dit, je n’ai pas de permis de travail…
— Pour tout ce qui est juridique, j’ai quelqu’un qui peut accélérer la paperasse. Et je suis prêt à t’avancer ta paye jusqu’à ce que tu obtiennes ton autorisation. Tu veux parler salaire ? »
Il a cité des chiffres qui m’ont paru d’une générosité absurde. J’ai hoché la tête. « Oui mais bon… j’adorerais faire ça, si je n’étais pas plus ou moins…