— Il est nouveau, a coupé Amanda comme si c’était une explication.
— Il faudrait que je trouve un logement…
— Lisa ! » a rugi Kohler. C’était quelqu’un d’un gabarit impressionnant. Avec une cage thoracique volumineuse. Il pouvait crier avec une puissance phénoménale. J’ai essayé de ne pas broncher. « Loretta ! Amanda, les Sœurs Sanglot sont en haut ? »
Lisa Wei est entrée avant qu’Amanda puisse répondre. « Pas si fort, Walter : je suis sûre qu’on t’entend jusqu’à Vancouver. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Un garçon à la rue. Un Tau sans attache.
— Vraiment ? » Lisa m’a pris la main en me couvant d’un regard maternel. Ou de ce que j’ai imaginé être un regard maternel. Je ne me souvenais plus très bien de ma propre mère. « Eh bien, il faut que tu viennes habiter chez nous ! Il y a deux chambres libres, tu n’as qu’à choisir celle que tu veux. Et dès ce soir, même, si tu ne sais pas où dormir.
— Mon bail court jusqu’à la fin du mois, mais…
— Alors tu peux emménager quand tu veux ! Bienvenue chez nous, Adam ! Je préviendrai Loretta que nous avons un nouveau pensionnaire. »
J’ai ensuite entendu Amanda rire de la tête que je faisais.
« On les appelle les Sœurs Sanglot parce que ça ne les gêne pas qu’on pleure sur leur épaule, m’a expliqué Amanda. N’aie pas l’impression de t’imposer : Lisa et Loretta adorent avoir de la compagnie. Du moins, de la compagnie tau. Je te reverrai peut-être la prochaine fois, du coup, Adam.
— Tu pars ?
— Je ne vais pas tarder, vu l’heure. Il faut que je dise au revoir à tout le monde. » Elle m’a serré dans ses bras avant de s’éloigner.
Mais ce n’était pas un problème. Un petit miracle avait eu lieu : d’une manière ou d’une autre, en quelques heures, j’avais intériorisé que j’étais en famille… non le modus vivendi complexe auquel étaient arrivées mes relations à Schuyler, mais dans un sens meilleur et plus authentique du mot famille. Et pendant encore quarante-cinq minutes, j’ai flâné dans l’assistance de plus en plus clairsemée, un sourire penaud et un peu stoned aux lèvres, engageant des conversations qui semblaient inévitablement commencer et se terminer au beau milieu d’une phrase. « Euphorie de bizut », comme l’a appelé quelqu’un. Très bien. Oui. Exactement.
J’ai brièvement revu Amanda Mehta au moment où elle quittait la maison. J’ai été consterné de la voir partir au bras de quelqu’un à qui on ne m’avait pas présenté. Un type imposant — et même énorme — à la tête rasée et au visage recouvert de tatouages noirs de style maori.
« C’est son copain ? » ai-je demandé à Lisa Wei qui était venue se placer à côté de moi et regardait la soirée se terminer comme une poupée à tête de pomme[4] un peu abîmée.
« C’est Trevor Holst. Le colocataire d’Amanda. »
Lisa a bien noté mon regard interrogateur, mais n’en a pas dit davantage. Amanda a salué tout le monde de la main tandis que la porte se refermait… mais j’ai décidé que son geste ne s’adressait qu’à moi.
« J’aurais dû la remercier, ai-je dit.
— Tu le feras la prochaine fois.
— Et toi aussi, d’ailleurs, j’aurais dû te remercier. Et Loretta. Et Walter. Pour… eh bien pour tout.
— Tu ferais pareil à notre place, a calmement répondu Lisa. Et tôt ou tard, tu le feras. »
4
La première grande tempête de l’hiver s’est annoncée un vendredi de décembre. Une dépression a tourné deux jours au-dessus de Toronto comme une meule, broyant les nuages en neige. Tout le week-end, ceux d’entre nous qui vivaient dans la maison, aidés par quelques camarades de tranche, se sont relayés pour déblayer l’allée. Lisa et Loretta avaient les moyens d’engager une entreprise de déneigement, mais nous ne voulions pas qu’elles payent pour une tâche à la portée de n’importe quel Tau valide. Le lundi matin, les rues étaient à peu près carrossables et j’ai pu aller travailler ; je suis revenu en fin de journée dans la lueur orange fade des lampadaires, couleur de flacon de médicaments et de dépression chronique.
Mais je n’étais pas déprimé, seulement fatigué. Assez pour ralentir le pas sur les quatre cents mètres entre la station de métro et la maison ; assez pour être, comme aimait dire Amanda, dans l’instant présent, sans penser à rien de particulier, en ne prêtant qu’une attention superficielle à la rue, aux trottoirs, aux quelques flocons de neige saupoudrés par un ciel bouché de nuages. Mon regard est passé sur les automobiles garées dans la rue, pour certaines encore recouvertes de burqas blanches après la tempête du week-end. C’est ainsi que j’ai remarqué une Toyota Venza arrêtée le long du trottoir à quelques pas de la maison. La fine couche de neige sur la carrosserie laissait penser qu’elle se trouvait là depuis plus d’une heure. Ses vitres étaient en bonne partie opaques de buée, mais celle-ci avait été essuyée sur les fenêtres latérales et sur le pare-brise. J’ai donc pu voir la silhouette de l’unique occupant : un homme en parka bleu marine qui s’est détourné dès qu’il s’est rendu compte que je le regardais.
La situation n’avait rien de très inhabituel, mais les ombres allongées des lampadaires lui donnaient une ambiance de film noir, un soupçon de mystère, au point qu’en arrivant dans la maison, j’en ai parlé à Lisa qui préparait dans la cuisine une paella de marisco si parfumée que j’ai regretté de n’avoir en stock pour mon propre dîner que des nouilles instantanées et de la salade en sachet. « Il y en a assez pour trois », a-t-elle dit, la télépathie de tranche opérant à sa sensibilité optimale, mais j’ai secoué la tête et lui ai demandé si elle connaissait quelqu’un qui conduisait une Venza verte.
Elle a posé sa cuiller sur le comptoir afin de me consacrer toute son attention. « Pourquoi tu poses la question ? »
Ce qui a suscité de la part de ma propre télépathie de tranche l’émission d’un bourdonnement d’avertissement. « Parce qu’il y en a une arrêtée dehors avec le moteur qui tourne et que le type au volant a l’air », j’ai essayé de le dire d’un ton léger, « sournois.
— Oh. Je vois. » Lisa a échangé un regard avec Loretta, qui venait d’arriver de la pièce voisine, le doigt entre les pages d’un livre cartonné.
« Quoi ? C’est quelqu’un que vous connaissez ?
— Adam, est-ce que tu aurais noté son immatriculation ?
— Non… pourquoi, j’aurais dû ? »
Comme deux oiseaux à plumes grises mais d’espèces différentes posés sur le même fil électrique, Lisa et Loretta se sont renfrognées au même moment. D’ordinaire la plus volubile, Lisa semblait peu disposée à s’expliquer. Loretta, qui n’ouvrait guère la bouche que lorsqu’il semblait urgent de dire un mot, a lâché : « Je vais appeler Trevor. Faut-il en parler à Mouse ?
— Peut-être pas, a répondu Lisa. Enfin, pas tant qu’on n’est pas sûres…
— Sûres de quoi ? ai-je demandé. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que j’ai raté ?
— Je vais laisser Trevor t’expliquer », a dit Lisa.
J’avais appris quelques vérités fondamentales sur ce que signifiait être tau, depuis mon emménagement dans la maison de tranche trois mois et demi plus tôt. L’une de ces vérités étant que les Taus ne cancanent pas.