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Pas beaucoup. Nous étions humains : nous parlions les uns des autres. Mais comparativement au temps que nous passions ensemble, j’entendais très peu de médisances… et aucune n’en était vraiment une. Nos frontières étaient très soigneusement respectées, en d’autres termes, ce qui expliquait pourquoi je ne savais pas grand-chose de Mouse, la femme qui vivait au sous-sol.

Lisa et Loretta hébergeaient à cette époque-là trois personnes, dont moi-même, toutes trois taus. Le propriétaire d’une librairie d’occasion, qui avait un certain âge et des revenus si irréguliers que certains mois, seule l’économie de loyer qu’il réalisait en logeant là lui permettait de manger à sa faim. Je l’aimais bien, mais nous n’étions pas particulièrement proches. Le troisième occupant était Mouse, une femme de peut-être trente ans. Je ne lui connaissais pas d’autre nom que celui-ci, qu’elle s’était donné elle-même.

Elle ne ressemblait pas pour autant à une souris et disait avoir choisi ce nom parce qu’elle était timide et préférait les espaces clos. (Elle avait choisi de loger au sous-sol plutôt que dans une des chambres plus confortables du deuxième étage.) Il était si évident qu’elle essayait de se sortir de graves problèmes personnels que j’avais bien pris soin de ne pas l’interroger à ce sujet. Je l’avais vue à plusieurs reprises en grande discussion avec Loretta, mais les deux femmes se taisaient en général à mon passage. Je n’avais rien à redire à ça : ce n’était vraiment pas mes affaires.

Ce ne l’était pas davantage ce soir-là. Pendant que Lisa téléphonait à Trevor Holst, je me suis attelé à la préparation de mon dîner. Si Lisa et Loretta se montraient généreuses en espace d’habitation, elles ne tenaient pas une pension de famille et, à part quelques repas communs prévus à l’avance, c’était à la fortune du pot et chacun pour soi. J’avais le droit à quelques centimètres carrés dans le grand réfrigérateur de la cuisine, mais j’épargnais pour m’en acheter un petit. Davantage de place pour mon palak paneer et mes sacs de congélation remplis de chili maison. Tout ce que j’ai entendu de la conversation de Lisa, c’était son ton inquiet.

Elle m’a tendu le téléphone alors que je prenais ma dernière bouchée de nouilles. « Parle à Trevor », m’a-t-elle enjoint.

En août, voir Trevor partir de la soirée de tranche avec Amanda m’avait conduit à les penser en couple. (J’avais alors ressenti une pointe de jalousie tellement injustifiable qu’elle m’avait tout de suite fait honte.)

Mais je me trompais sur la nature de leur relation. J’ai appris au cours de mon premier mois dans la tranche que a/ Amanda était tout aussi intéressée par moi que moi par elle et b/ Trevor n’était pas seulement son colocataire, mais son coloc gay. Trev lui-même s’était aperçu de mon accès de jalousie, qu’il avait trouvé merveilleusement drôle et que j’avais fini par réussir à trouver moi aussi amusant.

Ce qui n’était pas trop difficile, parce que j’appréciais Trev. J’appréciais bien entendu tout le monde dans la tranche, mais je ressentais un lien plus direct avec certains, dont il faisait partie. On ne se ressemblait pourtant pas beaucoup. Il travaillait la semaine comme coach sportif à son compte et le week-end comme videur dans une boîte de nuit sur Queen Street ; ses tatouages au visage, qu’il appelait kirituhi, exprimaient une ascendance maorie du côté maternel. En fait, on était si différents que notre amitié semblait presque surnaturelle, comme si chacun de nous s’était lié avec une créature de Narnia ou de la Terre du Milieu. À part être taus, nous n’avions guère en commun que notre amour pour Amanda Mehta.

J’ai donc pris le combiné. « Qu’est-ce qui se passe ? Ça concerne Mouse ?

— Ouais. Et on pourrait avoir besoin de ton aide. Tu es partant ?

— Évidemment. » Comment pourrais-je ne pas l’être ? Il n’avait pas vraiment besoin de poser la question, ni moi d’y répondre.

« Bon, alors, monte le téléphone dans la chambre du premier côté rue. »

Celle de Lisa et de Loretta. « Pourquoi ?

— C’est plutôt urgent, alors fais-le, je t’expliquerai au fur et à mesure. »

Je me suis dépêché de monter.

La chambre de Lisa et de Loretta était une grotte sombre à l’épaisse moquette et aux tentures en coton égyptien dominée par un lit à baldaquin en chêne. La fenêtre côté rue était aussi ancienne que la maison, à simple vitrage et recouverte de givre. Elle laissait entrer les courants d’air, mais les deux femmes ne l’avaient jamais fait remplacer par quelque chose de plus moderne… sans doute, les nuits d’hiver, préféraient-elles se blottir sous l’édredon.

« Tu vois la rue ? »

De la manche, j’ai essuyé une partie de la dentelle de givre. « Ouaip.

— La voiture est encore là ? »

La Venza se trouvait toujours sous le lampadaire.

« Envoie-moi une photo. »

Trev aimait se moquer de mon smartphone Samsung dépassé, mais c’était un appareil assez performant pour prendre un cliché lisible de la rue, même par une sombre soirée d’hiver.

« Mmh. Je suis pratiquement certain que c’est la sienne…, a-t-il dit.

— La sienne à qui ?

— À un certain Bobby Botero, avec qui il faut que j’aie une petite conversation. »

Je me suis assis au bord du lit pour écouter Trev me raconter l’histoire de Bobby et de Mouse.

Quand elle avait fait sa connaissance, Mouse travaillait aux ressources humaines du ministère du Travail ontarien. Ses parents étaient morts l’année précédente à six semaines d’intervalle et son seul autre parent proche — sa sœur aînée — habitait Calgary, à plus de mille cinq cents kilomètres de là. Mal à l’aise en présence d’inconnus et ne se liant pas facilement, Mouse menait une existence bien évidemment solitaire. D’où son recours au hasard numérique d’eHarmony, un service de rencontres en ligne qui ne lui avait sorti que des mauvais numéros jusqu’à ce qu’il la mette entre les mains de Bobby Botero.

Botero impressionna Mouse le premier soir en commandant de la salade de homard froid et de l’aïoli au yuzu dans un restaurant appelé Auberge des Pêches. Il était tout ce que les précédents rendez-vous de Mouse n’avaient pas été : grand, sûr de lui, soigné de sa personne. S’il fut si bien reçu à l’Auberge des Pêches, c’était parce qu’il dirigeait la principale entreprise de fournitures pour restaurants de la ville : les assiettes dans lesquelles ils mangèrent leur ganache au chocolat et leur croustade aux pommes[5] sortaient d’un entrepôt de Bobby situé dans les quartiers est. De toute évidence, c’était quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.

Et ce qu’il faisait, c’était la séduire pour qu’elle l’épouse au plus vite. Ce n’est qu’après six mois d’une cour énergique et un échange de vœux auquel pas grand monde n’assista que Mouse commença à percevoir la présence d’un Bobby Botero plus sombre, plus authentique, plus véritable. Bobby s’avéra aimer tout contrôler. Quand il partait dans ses bureaux de Danforth Avenue, Mouse devait l’y appeler au moins deux fois par jour pour lui dire où elle était. Il finit par la convaincre de démissionner du ministère du Travail pour travailler comme secrétaire chez Botero Food Service Supplies, où elle préparait et archivait les factures à portée de voix du bureau de Bobby. Peu après, il licencia un comptable qui se montrait « trop amical » avec elle, ainsi qu’il qualifia ce que Mouse avait perçu comme un flirt inoffensif. Bobby n’avait aucune vie sociale et Mouse se mit à soupçonner qu’elle-même n’aurait jamais de véritables amis… à moins de compter Bobby comme tel, ce qui était de moins en moins le cas.

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En français dans le texte, tout comme le nom de l’établissement.