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L’Accord est passée en mode antiblocage quand je suis sorti de l’allée sur la rue luisante de neige. Botero était toujours parqué au même endroit. Sans doute attendait-il le retour de Mouse, soit pour compléter son opération de reconnaissance, soit pour effrayer son ex-femme en lui faisant connaître sa présence. Quand je me suis garé juste derrière lui, la grille de radiateur de l’Accord frôlant son pare-chocs, il m’a jeté un coup d’œil hargneux dans son rétroviseur. Ses feux stop se sont allumés lorsqu’il a démarré la Venza et passé une vitesse.

Mais la Subaru de Trev est arrivée à toute allure, lui coupant le passage, l’empêchant de partir. Les feux stop de la Venza se sont éteints. Un instant plus tard, Botero a ouvert la portière côté conducteur.

C’était un grand type mince. Il est sorti de voiture comme la lame d’un cran d’arrêt. Il portait un jean passé et un anorak Canada Goose sur une chemise de bûcheron : un look d’ouvrier qui a fait son chemin. Il avait la mâchoire saillante, la bouche tordue en une impeccable courbe en cloche.

Trevor est descendu au même moment de sa Subaru. Il n’était pas aussi grand que Botero, mais il avait un torse plus large, des bras épais et de l’assurance.

« Il faut que vous libériez le passage, a dit Botero.

— Avec plaisir, a répondu Trevor. Dès que nous aurons parlé de Mouse.

— Je ne connais personne de ce nom.

— Je crois que si. Je crois que vous connaissez beaucoup de monde. Comme Jimmy Bianchi, non ? Et Carl Giordano ? »

Ces noms ne me disaient rien, mais ce devait être les contacts de Botero dans la mafia. La respiration de Botero a sifflé dans l’air glacé comme de la vapeur s’échappant d’un radiateur défectueux. « Si vous connaissez ces noms, vous savez que vous n’êtes pas de taille.

— Si vous continuez à importuner Mouse, il y aura des conséquences.

— Et si vous continuez à m’emmerder moi, il y en aura sûrement, des putains de conséquences. Vous faites partie du club dont elle est devenue membre, c’est ça ? La Ligue des Losers ou je ne sais quoi. Vous pensez vraiment que ça vous donne le droit de vous dresser entre un homme et sa femme ?

— Je ne voudrais pas devoir aller trouver M. Giordano à ce sujet.

— Oh, c’est ça votre menace ? Me cafter ? Comme si Bianchi ou Giordano avaient quelque chose à foutre de ce que je fais concernant ma famille.

— Ils pourraient ne pas se foutre des cinq mille dollars que vous leur piquez tous les six mois. »

Botero s’est plutôt bien débrouillé pour dissimuler sa surprise, mais l’espèce de hoquet qui lui a bloqué la gorge était révélateur.

Pris par leur échange, ni Trevor ni lui n’ont vu ce que j’ai vu : une voiture de police venait de tourner dans la rue et approchait posément à faible allure.

« Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez. Et si vous allez raconter ces conneries à Giordano ou à n’importe qui, attendez-vous à vous retrouver dans une merde sans fond.

— Vous avez juste à ne plus approcher de Mouse. À oublier qu’elle existe. Faites ça et Giordano n’entendra jamais parler de moi. Et surtout, il ne verra pas une copie de cette feuille de calcul Excel que vous avez sur votre Mac, celle avec toutes vos annotations. Dix mille dollars par an pendant quoi, sept ans, maintenant ? Huit ? »

La voiture de patrouille s’est arrêtée à hauteur de la Venza. Un flic dont le visage respirait l’ennui a descendu sa vitre. « Un problème ? »

Botero s’efforçait toujours de retrouver son sang-froid. « Aucun, non, a répondu Trevor.

— Vous ne pouvez pas vous garer ici, vous savez. Pas comme ça.

— Je partais. » Trev s’est dirigé vers sa Subaru.

« Et vous, a continué le flic, vous bloquez une bouche d’incendie. Circulez, monsieur Botero. »

Botero a une nouvelle fois écarquillé les yeux. « Hein ? Je vous connais ?

— Non, monsieur, pas personnellement. Circulez, s’il vous plaît. Et passez le bonjour à Carl Giordano, à l’occasion. »

Avertie par Lisa de la présence de Botero, Mouse était allée dîner dans un restaurant du centre-ville en attendant que la voie soit libre.

Trev et moi étions dans le salon quand elle est rentrée. Elle ne nous a pas remerciés. Ce n’était pas nécessaire. Elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour nous déposer solennellement à chacun un baiser sur la joue.

J’ai revu le flic quelques jours plus tard, à une fête de Noël multitranches. Il s’appelait Dave Santos et il appartenait à une tranche de North York. C’est Lisa qui lui avait demandé de venir épauler Trevor. Nous nous sommes serré la main en souriant. Il n’avait pas besoin de mes remerciements, pas davantage que je n’avais besoin de ceux de Mouse. C’était un truc de Taus.

5

Fin février, après un long déclin et sans que cela surprenne quiconque, mamie Fisk est morte.

Aaron m’a appelé pour m’apprendre la nouvelle. (Je n’avais plus parlé à Jenny Symanski depuis quelques jours après la Noël, quand je l’avais informée avec le plus de tact possible que j’allais m’installer avec Amanda Mehta.) « Les obsèques auront lieu mercredi, m’a dit mon frère. Si tu veux y assister.

— Évidemment que je viens. On peut être là mardi après-midi.

— On ?

— Amanda et moi.

— Tu comptes amener ta copine ?

— Pourquoi, je ne devrais pas ? »

Il a soupiré. « Fais à ta guise, Adam. Comme toujours. »

Nous sommes donc partis à Schuyler où nous avons pris une chambre au Motel 6. Nous aurions pu loger dans la demeure familiale, mais maman Laura n’aurait pas accepté qu’on partage une chambre et je voulais éviter d’exposer Amanda à l’attention de mon père davantage qu’il n’était strictement nécessaire. Impossible toutefois d’échapper au dîner là-bas la veille de la cérémonie.

La famille s’est montrée polie et Amanda s’est ingéniée à faire preuve de courtoisie. « Toutes mes condoléances » ont été les premiers mots qu’elle a prononcés à l’intérieur, avant même que nous ayons enlevé nos manteaux. Maman Laura l’a prise dans ses bras, Aaron lui a serré la main et Geddy, pourtant mal à l’aise en présence d’inconnus, lui a adressé un sourire forcé assorti d’un « Bonjour, ravi de faire votre connaissance » qui ne semblait pas avoir été répété. De l’autre bout de la pièce, mon père l’a saluée d’un signe de tête plutôt sec, premier indice d’éventuels ennuis à venir.

Nous nous sommes installés pour dîner. Maman Laura avait cuisiné un jambon de la taille d’une cuisse de dinosaure, avec en accompagnement des petits pois et des patates douces confites : de la nourriture pour contrecarrer le vent glacé qui faisait crisser les branches du saule sur les meneaux de la fenêtre du salon. Nous avons prudemment fait la conversation. Aaron a parlé de sa collaboration avec le parti républicain du comté. Moi, de mon travail chez Kohler Media, celui qui m’avait sauvé de Schuyler, même si je ne l’ai pas décrit de cette manière. Nous avons tous discuté de ce qui faisait la une des médias depuis deux jours : les explosions à Riyadh et Jeddah, la mine ou le missile qui avait coulé un pétrolier Sinopec éventré dans le détroit d’Ormuz. Le prix de l’essence grimpait déjà en flèche et on voyait des files d’attente devant certaines stations-service : aurais-je des problèmes pour rentrer ? (J’ai répondu que je me débrouillerais.)

Mon père a gardé le silence pendant la plupart de ces échanges, mais en posant à plusieurs reprises un long regard froid sur Amanda. « C’est votre secteur, le golfe Persique, non ? »