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Amanda a souri. « Non, pas vraiment.

— Ah bon ? Mais oui, c’est vrai : vous êtes indienne. Indienne d’Inde, pas vrai ?

— En fait, je suis née à Bramalea.

— Ça se trouve dans quelle partie de l’Inde ?

— C’est une banlieue de Toronto. Mais mon grand-père venait de Gujarât.

— Qui est une banlieue d’où ?

— Qui est un État dans l’ouest de l’Inde. »

Le grand-père d’Amanda avait immigré dans les années 1960 et épousé une Canadienne. Son père l’avait élevée de manière laïque, même si la famille continuait à célébrer certaines fêtes hindoues : j’avais aidé à allumer des bougies pour Divâlî. Mon propre père jouait son rôle de réac en espérant sans doute attirer Amanda dans une discussion qui lui donnerait l’air irritante ou condescendante. Son racisme était sélectif : il faisait affaire avec des grossistes indiens et avait à l’occasion invité à dîner un représentant appelé Banerjee. « Papa est allé en Inde, ai-je dit. Ce salon professionnel, c’était en quoi, 2009 ?

— 2010, a répondu posément mon père sans quitter Amanda des yeux.

— Mumbai, non ?

— Si je me souviens bien. »

Le sourire d’Amanda ne pouvait être aussi sincère qu’il en avait l’air. « Et comment avez-vous trouvé Mumbai, monsieur Fisk ?

— C’était à l’extérieur de l’aéroport. » Il s’est un peu détendu et a ajouté : « Étouffant. Bondé. Circulation horrible.

— Je n’y suis jamais allée. J’aimerais bien, un jour. »

Maman Laura a interrogé Amanda sur sa famille et a eu droit à la version courte : son père était architecte et proche de la retraite, mais continuait à faire de la conception et de la consultation pour une firme de Toronto. Sa mère travaillait comme ingénieur dans une compagnie forestière. Son frère aîné, médecin, vivait à Vancouver. J’avais souvent été invité dans la maison familiale à Bramalea, où j’avais été reçu avec une gentillesse à côté de laquelle l’attitude de mon père paraissait encore plus exaspérante.

« Et vous ? a demandé maman Laura. Adam nous dit que vous travaillez dans une sorte de restaurant ?

— Un café végétarien », a répondu Amanda, ce qui a fait sourire Aaron et réprimer un pouffement moqueur à mon père.

Elle avait pris ce boulot quand elle avait abandonné ses études à l’université de Toronto. Elle avait suivi des cours de préparation au droit parce que sa famille y tenait, excellait dans les recherches, mais détestait les perspectives de carrière. Elle aimait dire qu’elle s’éduquait par Tau : elle en avait appris davantage en deux ou trois réunions de tranche qu’en six mois d’université. Tau lui trouverait un emploi, répétait-elle. Et c’était peut-être vrai. Un de nos camarades de tranche, Damian Levay, essayait de mettre en place un fonds de placement cent pour cent tau et elle voulait absolument travailler avec lui. Je ne pensais pas qu’elle continuerait très longtemps à servir du chou frisé et de la spiruline.

« Et vous avez rencontré Adam par l’intermédiaire de ce, euh, groupe d’intérêt ?

— Groupe d’Affinité, oui.

— Les gens disent que c’est, vous savez…

— Ce que disent les gens ne m’atteint pas.

— … une secte, a terminé maman Laura dans un chuchotement contrit.

— Ce n’est pas une secte. Il n’y a ni doctrine, ni credo, ni gourou. Rien à quoi nous devons croire ou faire serment d’allégeance.

— Mais ce n’est pas gratuit, il me semble ? a demandé mon père.

— Il faut payer l’évaluation, plus une cotisation annuelle.

— Comme une secte, puisque ça sépare des familles, aussi.

— Je ne crois pas que ce soit le cas, monsieur Fisk. »

Amanda a posé sa main sur mon genou pour me faire comprendre qu’elle ne se laissait pas décontenancer.

« Eh bien, a-t-il dit, je ne sais que ce que j’entends dire. Par exemple que les gens deviennent très loyaux à ces groupes d’Affinités.

— C’est vrai, a répondu Amanda. Mais pas pour une mauvaise raison. L’explication est que vous avez affaire à un groupe de gens à qui vous pouvez faire confiance et qui vous font confiance.

— Rien de plus ?

— Pour le présenter autrement : tout ce que font les êtres humains — du moins, tout ce qu’ils font de valable — dépend de la coopération. Aucune autre espèce n’est plus douée que nous pour ça. Mais il est très facile de faire capoter la coopération. Les gens mentent, trichent, se comprennent de travers. Si bien que nous apprenons la méfiance et la défiance. Chat échaudé craint l’eau froide, pas vrai ?

— Ça se produit assez souvent dans les affaires.

— Bien sûr. Ça arrive à tout le monde, et ça vous ralentit, ça vous bouffe du temps et de l’argent, ça vous rend cynique.

— Ce n’est rien d’autre que la nature humaine, mademoiselle Mehta.

— Mais dans un groupe d’Affinité, cette logique ne s’applique pas. On n’y a pas besoin de surveiller ses arrières. Les gens vous y apprécient, pour des raisons rationnelles. Un groupe d’Affinité est un endroit où…

— … où tout le monde sait comment tu t’appelles ? » l’a interrompue Geddy. Avant d’enchaîner avec sa propre et clownesque interprétation du thème de Cheers[6].

Amanda lui a rendu son sourire. « Ouais, voilà, a-t-elle répondu en riant. Sauf que c’est la vraie vie.

— Ça ne remplace pas la famille, a jugé mon père en regardant ostensiblement dans ma direction.

— Certaines personnes de notre tranche viennent de familles plutôt désagréables, monsieur Fisk. Certaines ont besoin de la remplacer.

— On vous semble si terribles que ça ?

— Je ne voulais pas parler de cette famille. C’est bien une tarte aux myrtilles, madame Fisk ?

— Aux mûres de Boysen, a répondu maman Laura, rayonnante.

— Ça a l’air délicieux.

— Vous êtes un ange. Je pense que nous allons être prêts pour le dessert et le café, maintenant que vous le dites.

— Dessert », a approuvé Geddy avec un hochement de tête.

Après le repas, nous sommes passés au salon. Et la discussion a surtout tourné autour de mamie Fisk. Nous avons raconté nos anecdotes préférées à son sujet et partagé la douloureuse affaire de la regretter. Amanda n’avait rien à apporter à cette conversation, mais l’a écoutée attentivement et a passé son bras autour des épaules de maman Laura quand celle-ci s’est mise à pleurer.

Gêné par cet étalage d’émotions, Geddy s’est assez vite excusé pour monter dans sa chambre. Un peu plus tard nous est parvenu par l’escalier un sonore mugissement de cuivre qui m’a fait penser au cri des oies sauvages pendant leur migration automnale. « Oh, mon Dieu, le saxo de Geddy, a dit maman Laura. Il est bien trop tard pour qu’il le travaille.

— Geddy s’est mis à un instrument ?

— Pour l’orchestre de l’école, oui. Et pas seulement à un instrument ! Il a descendu du grenier le vieux tourne-disque de mamie Fisk et il l’a installé dans sa chambre. Il a aussi récupéré quelque chose comme une centaine de ses vieux disques poussiéreux. »

L’heure de partir approchait, aussi suis-je allé retrouver mon demi-frère pour lui dire au revoir et en apprendre davantage sur ce tout nouveau centre d’intérêt. Ses enthousiasmes avaient tendance à monopoliser sa conversation et la majeure partie de ses pensées, et quand il m’a ouvert sa porte, j’ai vu que cette fois-là ne faisait pas exception. Le tourne-disque quinquagénaire de mamie Fisk occupait la plus grande partie de l’espace libre sur son bureau. Les haut-parleurs à grille en tissu étaient placés au pied de son lit, et la collection de disques grand-maternelle (principalement constituée de vieux enregistrements de jazz, de folk et de rock) était étalée sur le parquet sous la fenêtre.

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6

Sitcom américaine (275 épisodes diffusés entre 1982 et 1993) consacrée à la vie d’un bar de Boston (le Cheers) et qui avait en effet pour thème la chanson Where Everybody Knows Your Name.