Geddy a posé son saxophone et m’a fait signe d’entrer. Il m’a parlé de son instrument — un alto Yamaha acheté d’occasion chez le seul prêteur sur gages de Schuyler — et de la musique qu’il écoutait. Oublié, My Chemical Romance, il ne parlait plus que de cuivres et d’anches. Son saxophoniste préféré était Paul Desmond. (« À cause de son timbre. Il joue une note vraiment pure. Très peu de vibrato. Il n’enjolive pas la note. Je veux apprendre à jouer pur comme ça. ») La difficulté de l’instrument l’intimidait, mais il m’a joué une gamme et j’ai cru percevoir le but qu’il voulait atteindre. Des années plus tard, j’admirerais son talent, mais ce que j’ai entendu ce soir-là relevait davantage de l’ambition que de la compétence.
Il a grimacé quand un do aigu a fait un couac. « Je débute juste.
— Ouais, mais je vois bien que tu t’améliores. »
Il m’a adressé un petit sourire pour dire à la fois qu’il me remerciait du compliment et que je ne pouvais pas savoir de quoi je parlais.
« J’imagine que tout ça, c’est un autre moyen de ne pas oublier mamie Fisk. »
Il y a réfléchi. « Possible.
— Il risque d’y avoir des larmes, demain, aux obsèques. Ça ira pour toi ? »
Il a haussé les épaules.
« Je serai là, si tu as besoin de moi.
— Amanda est chouette, a dit Geddy.
— Merci.
— C’est vrai, ce qu’elle a dit sur les groupes d’Affinités ?
— Ouais, je crois.
— J’entrerai peut-être dans un groupe comme ça. Quand je serai plus grand. »
J’ignorais s’il existait une Affinité à laquelle il correspondait, mais je l’espérais.
Le lendemain matin, Aaron m’a conduit à une réunion préparatoire aux obsèques pour la famille. J’étais un des porteurs du cercueil et un diacre de l’église méthodiste a expliqué ce qu’on attendait de nous : comment soutenir le poids du cercueil, à quel endroit attendrait le corbillard. Après ce briefing, Aaron m’a reconduit au motel afin que je puisse emmener Amanda à la cérémonie. Et il a profité de ce que nous étions seuls dans la voiture pour parler de Jenny Symanski : dix minutes intenses de comment-as-tu-pu-faire-ça et d’elle-mérite-mieux.
« C’est vrai, elle est censée faire quoi, maintenant ? Une jolie fille comme elle, intelligente mais qui n’est pas allée à l’université, parents tous deux alcooliques, entreprise familiale qui dépérit dans cette économie merdique, et pas la moindre perspective de mariage parce que, depuis qu’elle est adulte, elle n’a presque jamais cessé d’attendre qu’il te vienne les couilles de la demander en mariage. Elle est censée faire quoi, bordel ? »
Je n’avais pas de réponse.
Jenny a assisté aux obsèques, bien entendu.
J’avais une place au premier rang, avec la famille proche, dans une église remplie d’associés de mon père et de ses copains du comité local du parti républicain. L’atmosphère était humide à cause de la neige fondue qui dégoulinait des bottes et des chaussures en formant des flaques sur le plancher en chêne. Le psaume 23, un hymne, l’éloge funèbre, une bénédiction, et je n’ai pu m’empêcher de me demander ce que mamie Fisk aurait pensé de tout cela. (« Je ne sais pas où on va une fois mort, m’avait-elle confié un jour. Je ne crois pas qu’on aille où que ce soit, à part dans sa tombe. ») Après les obsèques, nous sommes remontés en voiture pour suivre le fourgon mortuaire jusqu’au grand cimetière laïque de Schuyler, où une machine avait pratiqué une excavation parfaitement rectangulaire dans le sol gelé. C’était une journée grise de fin d’hiver avec un vent humide porteur de quelques flocons. Debout en silence près de la tombe, nous avons assisté à la mise en terre du cercueil. Heureux les morts. Ils se reposent de leurs travaux. Appuyée à l’épaule de mon père, maman Laura pleurait doucement. Mon père restait quant à lui immobile, ses traits d’une rigidité de statue parvenant à exprimer à la fois le deuil et la colère. Geddy, tête baissée, faisait sans doute comme s’il était ailleurs.
Jenny se tenait à l’autre bout de la tombe avec ses parents. Sa mère était sortie, mais sans doute pas entièrement ni pour longtemps, de son immersion alcoolique. Son père, vêtu d’un costume qui devait avoir dix ou quinze ans, a contemplé ses pieds pendant que nous récitions le Notre Père. Ils encadraient Jenny, qui fuyait mon regard… ou peut-être ne voulait-elle pas voir Amanda à mes côtés.
Le pasteur a terminé en nous enjoignant d’aller dans la paix de Dieu et nous sommes passés dans la salle de réception, où nous attendaient des mini-sandwiches et du Kool-Aid dans des gobelets en carton. J’ai voulu aller voir Jenny, mais ses parents, bouche pincée et visage en sueur, l’ont prise par le bras pour l’éloigner.
Elle m’a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule avec une expression indéchiffrable.
Ce que je voulais lui dire, c’était :
Comme toi, Jenny, je me suis toujours imaginé qu’il devait y avoir une place pour moi dans le monde. Tu sais de quoi je parle. Tu marches dans la rue par une nuit d’hiver si froide que tes pas sur le trottoir plein de neige font un bruit de verre pilé, de la lumière jaune s’échappe des fenêtres des maisons inconnues et tu surprends un moment d’une banalité exquise — une petite fille qui met la table, une femme qui fait la vaisselle, un homme qui tourne les pages d’un journal ; il te vient alors l’idée qu’en franchissant la porte d’entrée de cette maison, tu pourrais avoir une existence flambant neuve, les gens à l’intérieur te reconnaîtraient et te feraient bon accueil, tu t’apercevrais que tu connaissais depuis toujours cet endroit et que tu n’en étais jamais vraiment parti. Comme ce dont on a parlé un jour sur Birch Street, tu te souviens ? Le soir de la grosse tempête de neige, quand on rentrait à pied dans le noir après la répétition d’orchestre.
Il se trouve, Jenny, qu’il existe bel et bien une porte de ce genre. Il existe bel et bien une maison pleine de voix aimables et généreuses. Cette maison existe et j’ai eu la chance de la trouver. C’est pour ça que je ne peux pas rentrer t’épouser.
Je sais bien que tu penses que ce sont des conneries et que je me suis laissé avoir par un boniment commercial, que j’ai tout gobé et suis entré dans une secte. Tu crois que je me suis donné à Tau de la manière dont certains se donnent à la scientologie, au mormonisme ou au parti communiste. Mais Tau n’est pas comme ça.
C’est une fenêtre déversant de la lumière dans une nuit froide, Jenny. C’est un abri dans la tempête. C’est tout ce dont nous avions envie depuis la prison de notre solitude. C’est ce que, sans y réussir, nous avons essayé de trouver dans les bras l’un de l’autre.
Voilà les mots que je n’ai pas pu lui dire.
La réception a duré une heure, pendant laquelle mon père a circulé dans la foule, saluant des relations d’affaires, leur serrant la main ainsi qu’à leurs conjoints et enfants. Ce n’est qu’au moment où nous sommes sortis dans une nouvelle bourrasque de neige mouillée qu’il s’est laissé aller à son chagrin.
Vu son stoïcisme et son furieux repli sur lui-même, les signes n’étaient pas flagrants. Mais je l’ai vu se retourner pour regarder le cimetière, où la tombe de mamie Fisk était désormais invisible au milieu des rangées de morts de Schuyler ; je l’ai vu bouger les lèvres comme s’il disait quelque chose, se passer la paume des mains sur les yeux. Mon père parlait si rarement de son enfance qu’on avait beaucoup de mal à imaginer qu’il en avait eu une… c’était pourtant le cas, et mamie Fisk en avait été le cœur. Il venait d’enterrer sa mère, et avec elle une petite partie de lui-même.