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Nous sommes retournés à nos automobiles. Après avoir aidé Amanda à s’installer sur le siège passager, je me suis rapproché de mon père, resté debout dans le froid. Notre famille n’était guère portée sur les contacts physiques — mamie Fisk et maman Laura avaient été les seules à serrer l’un ou l’autre d’entre nous dans leurs bras —, mais j’ai été poussé à poser ma main sur son bras. J’ai senti la densité noueuse du muscle sous son manteau d’hiver. Mon père dégageait une odeur d’une émouvante familiarité : son après-rasage habituel, le cirage noir et gras dont il tamponnait ses chaussures. La neige fondue lui avait emmêlé les cheveux sur le crâne.

Il m’a regardé avec surprise avant de repousser ma main. « Je n’ai pas besoin de ta compassion. Et je n’en veux pas. Rentre plutôt avec ta copine arabe là où tu dis être chez toi. »

Nous sommes donc partis de Schuyler tard ce soir-là après que j’ai pris congé de maman Laura, de Geddy et d’Aaron. La neige rendait les routes glissantes et on voyait des files d’attente dans toutes les stations-service ouvertes, mais nous avons réussi à faire le plein dans un relais routier sur l’I-90. « La folie du monde, a dit Amanda au moment où nous nous réinsérions sur l’autoroute. Tu connais ? »

Les nations en guerre, les politiques paranoïaques, ma putain de famille. Un peu que je connaissais.

« Avant d’être tau, m’a-t-elle raconté, ça me paraissait tout bonnement accablant. Saluer le drapeau. Prier Dieu. Honorer son père et sa mère. Ces grandes abstractions… Dieu, la patrie, la famille. Ils avaient du pouvoir sur moi, comme s’ils étaient réels et importants. Sauf qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. Ce ne sont que des mots dont les gens se servent pour te contrôler. C’est des conneries. Je n’ai pas besoin d’une famille, d’un pays ou d’une Église. J’ai ma tranche.

— Nous nous avons l’un l’autre.

— Nous avons davantage que l’un l’autre. Nous avons Tau. Si bien qu’on peut admettre sans problème que ton père est un connard de raciste. »

J’ai dû ralentir, le vent soufflant des lambeaux de neige sur la chaussée. « Eh bien, il n’est pas que

— Je sais, c’est plus compliqué que ça. C’est toujours plus compliqué, dans la vie. Mais la vérité ne peut plus nous faire de mal et on n’a pas à s’en cacher. Ton père est beaucoup de choses, dont…

— Un connard de raciste ?

— Tu n’es pas d’accord ? »

Si. Les preuves ne manquaient pas et j’en avais vu bien davantage qu’elle.

« Ça te fait quelle impression ? a-t-elle demandé.

— Ça me fait honte, je crois. Ça m’embarrasse.

— Honte de quoi ?

— Il faut vraiment que je le dise ? Honte d’être son fils. D’être un Fisk.

— Mais tu n’en es pas un, justement ! Tu n’appartiens pas à ces gens. Tu n’as pas à porter le poids de leurs péchés. Cette maison n’est pas chez toi, et Fisk n’est rien d’autre que ton nom. »

J’ai conduit encore un peu. L’autoroute était presque vide, à l’exception notable des deux semi-remorques au nord sur l’horizon, et le ciel, quand il s’est dégagé, m’a permis de voir quelques étoiles glacées.

« Tu sais bien que j’ai raison », a dit Amanda. Ce n’était pas une question. « Tu es l’un des nôtres. »

Après la frontière, Amanda a pris le volant et j’ai vérifié ma messagerie vocale.

J’avais un seul message, laissé par Lisa Wei : « Trevor est à l’hôpital. Appelle-moi dès que possible. »

Le temps qu’on arrive à Toronto, j’avais rappelé et réveillé Lisa, qui m’a appris toute l’histoire.

Trev était hospitalisé dans un établissement appelé Sunnybrook, dans le nord-est de la ville. Nous nous y sommes rendus directement et, après avoir nerveusement attendu les heures de visite en prenant un petit déjeuner dans la cafétéria, nous sommes allés le voir dans sa chambre.

Malgré l’heure matinale, nous n’étions pas les premiers : debout au chevet de Trev, Damian Levay lui parlait à voix basse d’un ton insistant. Trev nous a aperçus et nous a souri, du moins ç’aurait été un sourire sans tout le matériel fixé sur son visage.

Damian Levay était ce que notre tranche avait de plus proche d’un dirigeant, même si aucun d’entre nous n’aurait utilisé ce mot. C’était un pionnier, tau presque depuis la disponibilité des premières évaluations, trois ans plus tôt. Il était aussi avocat, et à ce titre il avait aidé des Taus dans toute la ville en adaptant ses honoraires aux revenus de ses clients. Il débordait d’idées sur le but et l’avenir des groupes d’Affinités et Amanda le trouvait brillant. Sans doute discutait-il avec Trev de Bobby Botero… car c’était lui qui avait envoyé notre ami à l’hôpital.

Le plan de Trev n’avait eu qu’une seule faille : il présumait que Botero cesserait d’importuner Mouse pour ne mettre ni son entreprise ni lui-même en danger de mort.

Nous n’avions pas prévu la rage obsessionnelle de Botero, au-delà de toute contrainte rationnelle. Il avait sûrement effacé ses disques durs et corrigé ce qui n’allait pas dans ses documents financiers, avant de se convaincre qu’il arriverait à baratiner ses clients de la ’Ndrangheta. Il se lança ensuite dans une surveillance plus discrète de la maison de Lisa et Loretta, et la veille, ayant vu celles-ci partir faire des courses et acquis la certitude que Mouse était seule, il se présenta à la porte avec une batte de base-ball en aluminium. Mouse refusant de lui ouvrir, il entra en fracassant une fenêtre du rez-de-chaussée et entreprit de chercher son ex-épouse dans toutes les pièces.

Celle-ci se barricada dans sa chambre au sous-sol et appela Trev, qui contacta à son tour Dave Santos, le flic tau qui nous avait aidés en décembre. Les deux hommes se précipitèrent à son secours, mais Trev arriva le premier.

Toujours par téléphone, Mouse informa Trev que Bobby était désormais devant sa porte, qu’il essayait d’enfoncer. Bien que n’ayant aucune arme, Trev entra et dévala l’escalier. Il se fit casser le nez et démettre la mâchoire par le coup de batte en plein visage que lui valut cet acte d’héroïsme, arriva malgré tout assez près de Botero pour l’entraîner dans sa chute. Botero était robuste, mais Trev aussi, et son expérience de videur de boîte de nuit lui fut bien utile alors même qu’il était étourdi et aveuglé par le sang qui lui coulait dans les yeux.

Ils se battaient encore quand Dave Santos les rejoignit pistolet au poing. Botero lâcha sa batte et l’histoire s’arrêta là, à ceci près qu’une voiture de police emmena Bobby au poste et qu’une ambulance transporta Trev à l’hôpital.

Il avait à présent la mâchoire soutenue par une armature métallique qui le gênait pour parler, et sur le visage des pansements rendus brun rouille par le sang. Son regard semblait un brin vague — on avait dû lui administrer des analgésiques surpuissants —, mais il était à peu près réveillé. Il a pris sur la table de chevet un stylo et un bloc-notes, a écrit :

ÇA NE FERA QUE REHAUSSER MA BEAUTÉ SAUVAGE

… ce qui a tiré un rire et une larme à Amanda.

« On parlait de ce qui s’est passé à la maison, a dit Damian. Trev va devoir signer une déposition. Avec un peu de chance, Botero se retrouvera un bon moment à l’ombre. La seule complication éventuelle, c’est ce que vous avez fait : voler ses disques et menacer de tout révéler. Nous ne voulons pas que ce soit divulgué au tribunal. Espérons que ni Botero ni son avocat n’auront envie d’évoquer ses liens avec la mafia. Bref, on ne risque sans doute rien, mais ça aurait pu se faire plus proprement. »