Nous avions agi avec négligence, autrement dit, et Trev en payait le prix. « Je comprends, ai-je répondu, penaud. Il faut qu’on arrête le genre de trucs qu’on a faits pour régler cette histoire entre Mouse et Botero…
— Qu’on arrête ? Pas question, bordel ! Il faut qu’on apprenne à les faire mieux. »
1.
DEUXIÈME PARTIE
Une théorie de tous
Nous avons vu au cours des premières décennies de ce siècle les élites financières du monde se détacher progressivement des loyautés nationales. Les riches ont appris à se considérer avant tout comme apatrides, comme citoyens de la République du Patrimoine, pendant que nous autres nous cramponnions à notre bon vieux patriotisme. À présent, les masses (ou une fraction de celles-ci) ont découvert leur propre système de loyalisme postnational. Elles préfèrent payer la dîme à leurs sodalités plutôt que des impôts et aiment un tout petit peu plus leurs camarades de tranche que leurs voisins. Si cette tendance semble inoffensive, attendez de voir. Elle devrait inquiéter les politiciens. Et les activistes. Et les 1 % fortunés apatrides, qui ne sont plus assurés de pouvoir continuer à peser sur le processus législatif.
Une chose qu’offrait traditionnellement l’Église, contrairement à la société séculaire, c’est la confrérie : un ensemble de valeurs partagées, ainsi qu’une heure et un endroit pour les dévotions des fidèles. Si ce n’est pas l’essence de la foi, il s’agit là de son échafaudage essentiel. Sauf que les nouvelles communautés séculaires — les groupes d’Affinités — commencent à grignoter le monopole de la foi sur la confrérie. Les statistiques montrent que plus les Affinités croissent, plus les gens s’éloignent des communautés dogmatiques traditionnelles. Ce qui nous oblige à nous poser cette question : s’agit-il d’une technologie sociale bénigne, ou de quelque chose de plus sinistre… une contre-confrérie, une Église dépouillée de toute divinité, une congrégation n’ayant rien à adorer qu’elle-même ?
La question de savoir si les Affinités rendent les gens heureux risque de nous faire perdre de vue qu’elles les rendent plus riches.
6
Les événements qui suivent se sont produits sept ans plus tard, dans le sud de la Colombie-Britannique, sur une deux-voies qui reliait une cité balnéaire appelée Perry’s Point à l’autoroute Okanagan. Nous étions trois à l’emprunter en direction de Vancouver. Damian Levay tenait le volant. Amanda était installée sur le siège passager. Quant à moi, à l’arrière, je regardais les branches de pin défiler à toute allure derrière les fenêtres voilées de pluie.
Chaussée mouillée, virages, pentes fortes. Amanda avait demandé deux fois à Damian de ralentir, mais il n’avait qu’à peine levé le pied. Il transportait plusieurs gigas de données de contrebande dans sa poche de chemise et n’ignorait pas que certaines personnes désiraient l’en débarrasser. Nous avons donc pris à vitesse peu judicieuse un virage dans le jour faiblissant, et quand les phares ont révélé une Toyota jaune arrêtée sur le bas-côté, Damian a fait une embardée pour l’éviter. Ce n’est qu’une fraction de seconde plus tard qu’il a vu la femme et l’enfant en train de traverser devant nous.
Il a écrasé les freins, la voiture a chassé par l’arrière, et s’il a évité une collision frontale avec l’un ou l’autre des deux piétons, ce dérapage risquait de les faucher et de les envoyer rouler au bas du remblai. Aussi a-t-il relâché les freins en braquant, ce qui nous a précipités vers la pente boisée à gauche de la route. J’ai eu au passage comme un instantané du visage de la femme à quelques centimètres de la vitre : de grands yeux, une peau pâle, une cascade de cheveux noirs trempés. Damian a freiné à nouveau et réussi à perdre un peu d’inertie avant que l’automobile arrache un pin de Murray avec une violence suffisante pour déclencher les airbags.
Je me souviens ensuite d’une odeur d’étoffe brûlante et de poudre de talc. Mon visage m’élançait et mon épaule gauche me donnait l’impression que j’avais voulu faire un plaquage à un bloc de béton. J’ai ouvert les yeux, inquiet pour Amanda.
Je l’ai vue devant moi, ahurie mais indemne. Elle s’est tournée vers la gauche. « Damian ? »
Étalé sur le volant, Damian a relevé la tête en entendant son nom. Il avait du sang autour du nez et de la bouche. « Vais bien », a-t-il dit.
Amanda s’est penchée pour couper le moteur. Sa portière était coincée par le tronc de l’arbre que nous avions percuté. « Adam, aide-moi à le sortir. »
J’ai réussi à descendre sous la pluie battante. J’ai ouvert la portière conducteur et, mon épaule sous l’aisselle de Damian, l’ai extrait du véhicule. Il arrivait à tenir debout, mais en s’appuyant au capot. Il s’est touché la tête. « Ça tourne. »
Amanda est sortie du même côté, et comme la voiture ne semblait pas risquer de prendre feu — seul le flanc droit paraissait endommagé —, nous avons aidé Damian à s’allonger sur la banquette arrière.
« Ce n’était pas lui le conducteur, a dit Amanda.
— Pardon ?
— Écoute. La police de la route ne va pas tarder. Le moindre démêlé de Damian avec la justice nous rendra vulnérables. Donc je vais le débarbouiller et, quand la police ou les secours arriveront, je dirai que c’est moi qui conduisais. Tu confirmeras, d’accord ? »
Damian avait (littéralement !) dans la poche l’avenir de toute l’Affinité Tau — peut-être même celui de toutes les Affinités —, et les deux ou trois verres qu’il avait bus avec Meir Klein pourraient compliquer la situation si les flics testaient son taux d’alcoolémie. « D’accord. Mais c’était moi qui conduisais, pas toi. »
Elle y a réfléchi quelques instants avant de hocher la tête. Amanda avait été arrêtée deux ou trois fois pour conduite en état d’ivresse à l’époque où elle n’était pas encore tau. J’avais un casier vierge, pas un gramme d’alcool dans le sang, et de nous trois, j’étais celui qui faisait le travail le moins indispensable. « Très bien, Adam. Tu devrais peut-être aller parler à cette femme qu’on a failli écraser. »
Je suis donc parti vers la Toyota jaune. La femme était assise à l’intérieur, portière ouverte. Elle m’a regardé arriver, bras maigres croisés sur la poitrine, bouche pincée. L’enfant était à l’arrière, deux yeux solennels sous un chapeau de pluie orange tombant. Elle était habillée comme il faut pour le temps qu’il faisait, mais sa mère, s’il s’agissait bien de sa mère, portait un pull en laine marron qui ressemblait au pelage d’un airedale terrier trempé. J’ai demandé si tout le monde allait bien.
Elle m’a considéré froidement. « À peu près. Ce n’est pas passé loin. Mais aucun dégât.
7