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— Tant mieux.

— J’avais appelé une dépanneuse avant que vous débouchiez du virage. Je crois que ma boîte de vitesses est foutue. C’est pour ça qu’on s’est arrêtées. On est là depuis vingt minutes. Vous avez des blessés, vous ? J’ai déjà contacté police secours.

— Non, pas de blessés.

— Vous êtes sûr ? Vous n’arrêtez pas de vous frotter l’épaule.

— Une entorse, peut-être. » J’ai baissé les yeux sur ses pieds. « Mais vous saignez. »

Elle a suivi mon regard. Puis a relevé une jambe de son jean, dévoilant une entaille ensanglantée sur son mollet. « Mon Dieu, je n’ai rien senti. Je veux dire, j’ai eu l’impression que votre voiture me frôlait la jambe, mais il faut croire que quelque chose l’a touchée… »

Sans doute le pare-chocs arrière, qui saillait un peu du châssis à cause d’une patte manquante à la jonction avec le logement de roue. « Il faut que vous appuyiez dessus… »

Elle a fouillé dans son sac à main pour en sortir un paquet de Kleenex. Je l’ai dévisagée pendant qu’elle épongeait le sang. Je cherchais à évaluer sa bonne foi, même si, contrairement à celles d’un Tau, les motivations d’un non-Tau me restaient indéchiffrables. Bien entendu, elle pouvait être elle-même tau… mais mon intuition me soufflait que non.

Sa blessure à la jambe, bénigne, pouvait malgré tout justifier une demande d’indemnité si la femme se sentait en droit d’exiger un dédommagement. « Ne vous inquiétez pas, a-t-elle dit en me devinant apparemment mieux que je n’arrivais à la deviner, ce n’était pas votre faute. Même si vous et vos copains avez pris le virage plutôt vite.

— Je m’appelle Adam Fisk.

— Et moi Rachel. Rachel Ragland. À l’arrière, c’est Suze.

— Coucou, Suze. »

La fillette de six ou sept ans était aussi blonde que sa mère était brune. Elle s’est écartée de la fenêtre, timide, mais le sourire aux lèvres.

« Votre conducteur va bien, vraiment ? » a demandé Rachel.

Je me suis retourné vers l’endroit où Amanda s’occupait de Damian. « Rien qu’une bosse. Mais c’est moi qui conduisais.

— Pas du tout.

— Si.

— Ah. C’est donc ce que je suis censée raconter aux flics ?

— Évidemment, puisque c’est la vérité. »

Rachel a roulé des yeux. « Bon, d’accord. C’est ce qu’on leur dira. »

Damian avait énormément saigné du nez — son bouc avait pris une couleur rouille —, mais il tenait assis quand j’ai regagné notre voiture. « Les secours vont sans doute m’hospitaliser pour observation, s’ils pensent que j’ai une commotion…

— Peut-être qu’ils le feront, et peut-être que tu en as une.

— … et je ne veux pas que ce truc reste coincé dans un casier d’hôpital. » Il a donné la clé de stockage contenant les données de Meir Klein à Amanda, qui l’a fourrée dans son sac.

Elle s’est ensuite tournée vers moi. « Alors qu’est-ce que ça donne, avec l’autre véhicule ? »

Je lui ai raconté Rachel Ragland.

« Elle va faire des histoires, tu crois ?

— Je n’en ai pas l’impression.

— Tu penses qu’elle a une Affinité ? »

On arrive parfois à le sentir. Certaines personnes aiment faire savoir leur affiliation, et InterAlia avait vendu les droits commerciaux sur les pin’s, les tatouages et les tee-shirts. On ne voyait aucun de ces signes évidents sur Rachel et j’étais quasiment certain qu’elle n’était pas tau, évaluée ou potentielle, mais je ne pouvais pas en dire davantage.

« Tant pis pour nous, a conclu Amanda.

— Pas forcément. Elle semble raisonnable. Elle a une petite fille.

— Ça ne prouve rien. »

Amanda se méfiait des gens sans Affinité. Et elle n’avait pas forcément tort, vu ce que nous avait raconté Meir Klein. Vu ce que l’avenir nous réservait.

Klein, bien entendu, était l’inventeur des Affinités.

Plus de dix ans auparavant, il avait abandonné une brillante carrière universitaire dans les neurosciences et la téléodynamique pour travailler chez InterAlia Inc. À l’époque, c’était une société d’exploration de données commerciales établie à Camden, dans le New Jersey, qui vivotait en mettant au point des stratégies marketing basées sur des algorithmes évolutionnaires afin de récupérer « des marges commerciales inexploitées » pour sa clientèle d’entreprises. Trois ans après avoir embauché Klein, InterAlia ouvrait ses premiers centres d’évaluation d’Affinité à Los Angeles, Seattle, Taos et Manhattan.

Cette activité avait peu à peu pris de l’ampleur, mais au moment où j’avais passé mon évaluation, les Affinités étaient devenues une part significative du chiffre d’affaires d’InterAlia et, un an plus tard, la division de Meir Klein constituait de loin la principale source de revenus de la société. Quant à Klein, à qui son contrat d’embauche avait octroyé un important paquet d’actions, il était tranquillement devenu riche.

Il avait pourtant disparu depuis un peu plus d’un an en coupant tout lien avec InterAlia. Sans qu’aucune explication publique soit donnée, mais d’après le Wall Street Journal, il avait signé un accord de confidentialité bourré de termes juridiques et promis à ses ex-employeurs de ne plus mener de recherches sur le socionome humain susceptibles de faire concurrence à leurs intérêts. La plupart d’entre nous supposaient qu’il avait tout simplement pris sa retraite. D’où notre stupéfaction quand Damian avait reçu, remise en mains propres, une invitation signée par Meir Klein lui-même.

Nous assistions alors au Potlatch Nord-Américain Toutes Affinités annuel, organisé cette année-là à Vancouver : plus de cinquante mille délégués de tranches de tout le continent entassés dans le centre de congrès de la ville et les hôtels avoisinants. Le mot remis à Damian dans sa chambre d’hôtel était provocant et mystérieux — Il est de la plus haute importance que nous nous rencontrions pour discuter de l’avenir de Tau — mais il était écrit sur du papier à en-tête de Klein et incluait un numéro de téléphone : après un bref coup de fil, Damian s’est dit convaincu de l’authenticité de l’invitation.

Si Meir Klein voulait parler à un Tau important, rien d’étonnant à ce qu’il choisisse Damian. Les Affinités n’avaient aucune hiérarchie officielle et les règles fixées par InterAlia stipulaient que les tranches étaient créées égales : les sodalités nationales ne servaient qu’à organiser des activités et centraliser le maintien des sites web et listes d’adresses. Pas plus que n’importe quelle Affinité, Tau n’avait de président, de conseil d’administration ou de comité directeur, à part les conseillers politiques employés directement par InterAlia. Mais dans les Affinités, tout était affaire de coopération et d’organisation. Et plus que n’importe quel Tau du continent, Damian avait été un inlassable organisateur. Brillant avocat d’affaires à son arrivée dans l’Affinité, il n’avait pas tardé à mettre en place des produits financiers pour les Taus : des caisses de retraite, des portefeuilles de placement, des fonds en fidéicommis. Sa réputation s’était peu à peu étendue de notre branche au réseau tau de Toronto, puis à toute la sodalité nationale, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour embaucher une petite armée de comptables et d’experts financiers (tous taus) pour gérer l’énorme volume de travail. Il en était sorti TauBourse, la première personne morale cotée basée sur les Affinités. Et la première entreprise à base d’Affinités qu’InterAlia attaquait en justice pour empêcher que quelqu’un tire profit, même indirectement, d’une institution dont les droits de propriété intellectuelle lui appartenaient.