L’affaire était toujours entre les mains de la justice. Damian la considérait comme une tentative d’InterAlia de contrôler plus étroitement les Affinités, perspective qui l’avait toujours inquiété, aussi avait-il lancé quelques mois plus tôt un projet dont on avait beaucoup moins parlé : un débriefing systématique des évaluations affinitaires passées par les Taus, le but étant d’en comprendre le fonctionnement interne. En gros, il voulait craquer le code neural et analytique qui identifiait les Taus. Ce qui constituait bel et bien une violation flagrante de la propriété intellectuelle d’InterAlia et expliquait pourquoi nous restions discrets sur le sujet. Mais vu l’importance que nous avions les uns pour les autres, nous ne pouvions envisager de laisser ces outils enfermés par le droit des sociétés. Les protocoles de test constituaient la clé de notre identité. C’était eux qui nous avaient permis de nous découvrir une proto-appartenance ethnique. Si nous ne les contrôlions pas, comment savoir qu’ils ne seraient pas modifiés ou mal gérés ?
Klein n’avait pas dit de quoi il voulait parler, mais Damian pensait que cela avait un rapport avec les codes taus. Nous ne savions toutefois pas trop si Klein voulait nous réprimander, nous prévenir, nous menacer ou nous aider.
Un peu de chaque, allions-nous découvrir.
L’adresse que nous avait communiquée Klein correspondait à un hôtel particulier de trois étages en habit de chalet rustique. Si grand qu’on aurait pu y loger les passagers de plusieurs cars, mais où ne résidaient à ma connaissance que Klein et son personnel, dont il était impossible de connaître la taille. La meilleure réponse était sans doute « beaucoup », dont le type venu à la rencontre de notre voiture (on aurait dit un ancien marine boudiné par son short kaki et sa chemise de flanelle), celui qui surveillait le hall d’entrée (même apparence) la femme qui nous a conduits dans une pièce avec un mur en verre permettant d’admirer les rives immaculées du lac Sanina, puis nous a proposé des canapés sur un plateau d’argent. Il y avait sûrement d’autres employés que nous n’avons pas vus.
Nous avions pris place depuis quelques minutes sur le divan quand Klein est entré d’un pas tranquille dans la pièce. Il approchait des soixante-dix ans et était davantage intimidant par son intelligence et sa réputation que par sa présence physique qui le rendaient. Il portait une chemise blanche au col ouvert et un jean serré à la taille par une coûteuse ceinture en cuir. Il avait la tête rasée, le visage buriné et finement ridé. Il n’a émis aucune objection à notre présence, à Amanda et moi — un aussi fin connaisseur de la dynamique tau devait s’attendre à ce que Damian vienne accompagné —, mais ne nous a guère prêté attention une fois les présentations faites.
Il n’y a pas eu de bavardage superflu. Il s’est installé dans un fauteuil et a regardé Damian d’un air solennel. « Je me suis lancé il y a plus de trente ans dans l’œuvre de ma vie. À l’époque, on commençait juste à se servir de modélisations informatiques en téléodynamique cognitive et sociale. Je ne saurais vous dire à quel point était excitante cette proximité avec tout un nouvel éventail de connaissances humaines… »
Et ainsi de suite. On aurait dit qu’il prenait Damian pour un biographe. Mais il ne nous racontait rien que nous ne sachions déjà. Quand Klein s’est tu pour boire quelques gorgées d’eau, Damian a dit : « Votre invitation… en fait, je me demande évidemment si… »
Klein a incliné la tête. « Vous voudriez que je me dépêche d’en venir au fait ?
— Monsieur, c’est pour moi un grand honneur d’être là. Je cherche juste à m’assurer que je ne passe pas à côté de ce fait.
— Et moi, que vous le comprenez. Très bien. Nous pourrons revenir sur les détails plus tard. Le nœud de l’affaire est le suivant. »
Il a sorti un mouchoir de sa poche de chemise pour se vider le nez longuement et avec bruit. J’ai pensé à la tête d’Amanda quand elle se retenait de rire. J’ai évité de la regarder, car j’étais à peu près sûr qu’elle la faisait à ce moment-là.
Klein a examiné, replié et rempoché son mouchoir. « Mes tout derniers modèles laissent penser que nous sommes à l’aube d’une révolution sans précédent dans la dynamique sociale humaine. Cette révolution repose sur la technologie, et les Affinités en sont l’avant-garde. Nous effectuons traditionnellement les tests affinitaires avec des ordinateurs mainframe et des algorithmes analytiques complexes, mais de nos jours, on peut faire tenir à peu près toutes ces fonctions sur un seul microprocesseur. Ajoutez-y cinq ou six capteurs plus un dispositif vidéo, et n’importe quel smartphone ou tablette pourra faire tourner l’application. Ils le savent bien, à InterAlia, et ça les terrorise. L’évaluation d’Affinité pour trois fois rien ! Ça démocratiserait complètement le processus. Et les mettrait sur la paille.
— Le processus devrait être démocratisé, a dit Damian. Mais tant qu’InterAlia reste propriétaire des protocoles…
— Leurs droits sur les algorithmes et la méthodologie ne sont qu’une barrière légale. Vous vous rappelez ce que disaient les gens ? L’information veut être libre. Dès que les paramètres de test et les algorithmes de tri seront rendus publics, qu’InterAlia possède ou non ces droits n’aura plus vraiment d’importance. Pour dire les choses carrément : leurs copyrights et autres ne vaudront plus que tchi. »
Avec son léger accent, le dernier mot ressemblait un peu à « tsi ».
« Vous croyez que ça a une chance de se produire ? »
La question a semblé surprendre Klein. « Oh, je vous garantis que ça se produira. Parce que, voyez-vous, j’ai bien l’intention de faire ce qu’il faut pour ! »
Et sur cette déclaration, il nous a invités à dîner.
Pendant le repas, Klein s’est montré plus ouvertement humain. Les plats étaient impeccablement présentés, apportés par des domestiques rivalisant d’aisance et de professionnalisme, mais Klein a mangé comme quelqu’un qui vit seul. Il s’est surtout servi de sa fourchette et de ses doigts et a terminé sa salade avec un morceau d’endive dégoulinant d’huile sur son col de chemise. Il nous a raconté ses souvenirs de jeunesse, quand il traînait à Tel-Aviv sur l’avenue Dizengoff, « à l’époque où ce n’était pas trop compliqué d’être juif laïque en Israël ». Il a obtenu de Damian quelques histoires en échange. J’avais très peu entendu Damian évoquer sa vie pré-Tau, mais il nous a parlé de ses études à l’université de Toronto. Bien sûr, en réalité, les deux hommes étaient en train de se jauger.
Amanda a eu le courage de demander à Klein s’il avait lui-même passé l’évaluation qu’il avait mise au point… avait-il lui-même une Affinité ?
La question l’a fait sourire. « Non.
— Vous n’avez jamais eu envie de savoir ?
— Si, mais je craignais que mes connaissances faussent la donne. Je voulais rester objectif. Et ça a fini par commencer à ressembler à un conflit d’intérêts en puissance, dans la mesure où j’étais capable d’influer sur les orientations d’InterAlia. Maintenant, il est beaucoup trop tard, bien entendu.
— Trop tard pour vous tester ? Pourquoi ? Il n’y a pas de limite d’âge, il me semble ?
— Parce que j’ai un cancer, a répondu Klein sans emphase. Et pas du genre dont on peut guérir. Un cancer généralisé. Si j’allais dans une tranche, mademoiselle Mehta, je n’en ferais qu’un service palliatif. Et je m’y refuse. »
Il y a eu un silence gêné. « Je suis désolée…, a dit Amanda.
— Ne me faites pas l’insulte de vous excuser, s’il vous plaît.