Выбрать главу

— Et… je ne peux parler que pour ma propre Affinité, mais n’importe quelle tranche tau vous ferait bon accueil, n’importe quand et dans n’importe quelles circonstances. Nous ne rechignons pas à nous aider les uns les autres. Même dans des circonstances extrêmes. En fait, on est plutôt doués pour ça.

— Je le sais, bien sûr, a doucement dit Klein. Merci, mais ce n’est pas ce que je veux. »

Un domestique a emporté nos assiettes et est revenu avec quatre bols en verre taillé contenant une portion parfaitement sphérique de sorbet au citron, dans laquelle un biscuit à la cuiller se dressait comme le mât d’un voilier. Nous les avons regardés fixement.

Damian a tenté de réorienter la conversation. « Vous savez sûrement que rendre les protocoles d’Affinités publics aura des conséquences imprévisibles.

— Elles sont au contraire tout à fait prévisibles. Je les ai prévues. Mais nous pourrons en parler demain matin. Je suis fatigué. Vous avez apporté le nécessaire pour passer la nuit ici ? Alors je vous en prie, continuez la soirée à votre guise. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez au personnel. Le moment venu, il vous montrera vos chambres. »

Un des assistants nous a accompagnés ce soir-là jusqu’à nos chambres, trois pièces en enfilade dans un large couloir. Mais deux nous suffisaient.

J’ai dormi seul. Amanda, comme elle le faisait depuis quelque temps, a passé la nuit avec Damian.

Le lendemain matin, nous nous sommes retrouvés tous les trois dans la grande cuisine de Klein. Il avait laissé comme consigne au personnel de nous préparer le petit déjeuner de notre choix, sauf si nous préférions piller le réfrigérateur pour faire nous-mêmes la cuisine. Nous avons donc improvisé des œufs, du pain grillé et du café, après quoi Damian est allé se promener près du lac. Par la baie vitrée de la pièce principale, Amanda et moi l’avons aperçu de temps en temps près du hangar à bateaux, la tête levée pour vérifier qu’il n’allait pas se mettre à pleuvoir.

À l’endroit où Amanda était assise, la fenêtre lui faisait un cadre. Une des domestiques nous a informés que Klein serait disponible dans une soixantaine de minutes, pouvait-elle nous être utile en quoi que ce soit dans l’intervalle ?

Je lui ai demandé de m’apporter du papier et un crayon. « Du papier ordinaire, non ligné.

— Pour prendre des notes ? m’a demandé Amanda.

— Pour dessiner. »

L’assistante est revenue avec du papier, un choix de crayons taillés et une planchette à pince.

« Dessiner quoi ?

— Toi, si tu n’as rien contre. »

Elle a souri. « Ça faisait longtemps que ça ne t’était pas arrivé. »

J’ai marmonné un truc sur la lumière, qui était vraiment saisissante : la fluorescence clinique des lumières de la demeure opposée aux nuages gris et maussades derrière la vitre. Mais, oui, ça faisait longtemps. Le plaisir en l’occurrence consistait à reproduire le contraste entre Amanda et le chaos de nuages autour d’elle, et ce sans couleurs, rien qu’en tons de gris. Je pense qu’elle a apprécié l’attention, mais son regard ne cessait de se laisser attirer par la fenêtre. Par Damian debout sur la jetée, en attente, plongé dans ses pensées.

Le fait est que nous aimions tous deux Damian. Mais seule Amanda couchait avec lui.

« Tu me le montreras, quand t’auras fini ? »

J’ai répondu que oui. Mais pas avant. Mamie Fisk s’était toujours moquée de la jalousie avec laquelle je protégeais mon travail : l’air sur mes gardes, la main sur le papier quand elle passait. Elle ne comprenait pas que je ne puisse pas partager un dessin tant que je ne l’avais pas terminé. Avant qu’il soit fini, il était à moi et uniquement à moi.

Meir Klein a rejoint Damian sur la jetée. Nous les avons vus discuter en remontant vers la maison, Damian se retenant pour ne pas distancer Klein qui avançait à pas prudents et pesants. Ils sont entrés par une porte non loin de nous et Damian a conduit Klein dans la pièce où nous nous trouvions, Amanda et moi. Je crois qu’il voulait être sûr que nous entendions au moins une partie de ce qu’il disait.

Étonnamment, on aurait dit un cours d’entomologie. Klein parlait d’« eusocialité », la capacité de certaines espèces d’insectes à coopérer. Exemple classique : les insectes sociaux comme les abeilles et les fourmis. Par comparaison, les êtres humains paraissaient de bien piètres coopérateurs : nous nous faisions concurrence, nous nous disputions parfois jusqu’à la mort de maigres ressources. Sauf que l’histoire ne se limite pas à ça. Nous coopérons en réalité plus efficacement encore que les insectes (qui ont eux aussi leurs guerres et combats mortels), et notre génie pour la collaboration nous a permis de connaître une réussite unique en tant qu’espèce. Les hiérarchies des insectes sont rigides et catégoriques, celles des humains sont fluides et la participation d’un individu ne se limite pas forcément à une seule d’entre elles. Plus ces hiérarchies multiplexes sont flexibles et comptent de couches, plus une culture humaine a tendance à prospérer. La coopération est omniprésente, partie si profondément intégrante de notre nature qu’elle en devient presque invisible : nous n’en voyons que les déplorables exceptions, le crime, la corruption et l’oppression.

L’alphabétisation, l’imprimerie, le voyage à grande vitesse et les communications instantanées : toutes ces technologies avaient développé et amélioré le génie humain de la collaboration, a dit Klein. « Et nous voilà à présent confrontés à une technologie qui aborde directement l’eusocialité humaine. »

J’ai pensé qu’il parlait des Affinités. Sauf qu’il parlait de bien davantage.

« Les Affinités ont été la première application produite par la science de la téléodynamique sociale. Mais de récentes modélisations laissent penser qu’elles constituent seulement une des multiples formes possibles de coopération humaine améliorée… qu’il existe tout un espace de phases de réseaux sociaux potentiels resté inexploité. »

Damian a profité de ce que Klein reprenait son souffle : « Et ce n’est pas bien ?

— Intrinsèquement, rien de grave, mais ça pose deux problèmes potentiels, l’un fondamental, l’autre pratique.

« Le fondamental étant que la coopération est une arme à double tranchant. Nous coopérons parfois afin de donner à notre propre groupe un avantage sur les autres. Considérez ça comme de la coopération prédatrice. On peut l’améliorer technologiquement elle aussi, ce qui signifie des gains à court terme pour certains, mais une perte nette d’efficacité combinée. Ça peut également conduire à une espèce de course aux armements dans laquelle elle devient un prérequis à la survie d’un groupe. Dans ce cas les résultats peuvent être meurtriers.

« Le problème pratique est que nous ouvrons la porte à une cascade, un torrent, un tsunami de changement politique, culturel et économique. Personne n’y est préparé ! Il se peut qu’un tas d’institutions existantes s’écroulent. Qu’apparaissent de toutes nouvelles loyautés et de tout nouveaux systèmes de loyauté. Et sans contraintes, nous risquons d’aller vers un état de guerre perpétuelle entre des sodalités concurrentes. »

Guerre de tranches, ai-je pensé, mais la blague n’avait pas l’air drôle.

« Pire, a continué Klein, cela se produit à un moment critique de l’histoire de l’humanité. Vous n’ignorez pas les problèmes que nous affrontons, qui vont du changement climatique à la faim dans le monde en passant par les inégalités économiques. Des problèmes auxquels il est facile de donner un nom mais qu’il est quasiment impossible de résoudre, parce qu’ils demandent une collaboration planétaire que notre espèce ne maîtrise pas encore. InterAlia a vendu les Affinités comme un produit commercial, une façon de se faire des amis, genre club ou site de rencontres. Mais elles ont toujours été davantage que ça. Par conception. Parce qu’elles concentrent le potentiel de coopération humain, elles conduisent potentiellement au genre de travail qui pourrait sauver notre planète ravagée. Mais elles ne peuvent le faire qu’en restant structurellement saines, à l’intérieur du cadre que j’ai créé pour InterAlia.