— Vous détruiriez ce cadre en publiant vos recherches, non ? a demandé Damian.
— J’espère au contraire le préserver. » Klein s’était mis à marcher de long en large, comme si une sorte d’énergie pétillante se propageait dans son corps fragile. « La crise est déjà inévitable. Le modèle d’entreprise des Affinités ne fonctionne plus. J’ai été le premier à faire ce travail, mais d’autres spécialistes en dynamique sociale suivent un chemin similaire. Sans les efforts d’InterAlia pour l’en empêcher, il aurait déjà été bien davantage publié. Donc, voilà mon plan : au cours des six prochains mois, j’ai l’intention de rendre publics les principaux résultats de mes recherches. D’après ce que j’ai vu dans les revues et sur Internet, d’ici là, la majeure partie en sera un secret de polichinelle. InterAlia croit pouvoir circonscrire les fuites qui ont déjà eu lieu, mais InterAlia se trompe. De toute manière, je veux que vous ayez à l’avance les meilleures données disponibles. Et par vous, je veux bien entendu parler de l’Affinité Tau. »
Damian a cillé. Je me suis dit qu’il devait avoir du mal à digérer tout cela. Moi, en tout cas, j’avais du mal. « Pourquoi Tau ?
— Sans InterAlia, chacune des Affinités doit devenir autonome et l’une d’elles devra endosser le rôle de primus inter pares : de premier entre égaux.
— Vous pensez que Tau en est capable ?
— Vous avez déjà fait davantage pour vous-mêmes que n’importe quelle autre Affinité. Vous avez donné naissance à des systèmes complexes et robustes d’entraide. Vous avez créé des institutions comme TauBourse. Les gains de productivité et d’enrichissement de vos membres sont statistiquement sans précédent. Tau est un modèle de ce que peuvent devenir les Affinités… ce qu’elles doivent devenir, si elles veulent survivre à la crise prochaine. »
C’est Amanda qui a demandé : « Mais qu’est-ce qu’on est censés faire au juste ?
— Maîtriser votre Affinité, et vous devenez un modèle pour les autres. Je peux vous y aider. Pour le reste, il vous reviendra de décider de quelle manière procéder. »
J’ai continué à dessiner pendant que Klein parlait, presque par réflexe. Amanda ne posait plus, ce qui la rendait plus intéressante en tant que sujet.
La première ébauche avait insisté sur le contraste entre son regard pensif et son sourire dérobé, comme des mouchetures de nuage et de soleil. Il y avait en elle un enjouement à la fois extrêmement attirant et extrêmement tau : celui de qui s’est libéré des conventions et des malentendus. Notre relation n’avait jamais été exclusive, et même si nous finissions inévitablement par nous remettre ensemble, nous avions passé beaucoup de temps dans d’autres lits. C’était un des petits miracles que Tau rendait possibles. Notre tranche n’était pas l’utopie, il y avait eu des crises de jalousie entre membres et je n’étais moi-même pas complètement étranger à ce sentiment… mais en tant que Taus, nous savions nous apporter réconfort et dérivatif l’un à l’autre quand nous avions besoin que quelqu’un nous remonte le moral et nous change les idées. Je n’étais que superficiellement (et, me disais-je, temporairement) déçu qu’Amanda et Damian soient devenus amants.
Et je n’en étais pas surpris. Ma relation avec Amanda était toute d’art et d’eros, mais Damian en appelait à une facette d’Amanda qu’elle me dévoilait rarement : son engagement politique total envers Tau. Pour elle, notre Affinité était non seulement une identité, mais une cause. Si Amanda avait fui sa famille biologique et toutes les mornes aspirations à la respectabilité caractéristiques des immigrants, son sens du devoir n’était que refoulé et non véritablement éliminé. Elle l’avait réaffecté à son Affinité.
Et Damian partageait cette intensité de concentration sur l’objectif. Elle était attirée par lui comme par une flamme et on ne pouvait nier l’éclat avec lequel il brillait. Il faisait partie du cercle de Taus motivés et effroyablement intelligents qui avaient transformé notre Affinité en compagnie financière, sorti des Taus de la pauvreté et lancé des entreprises commerciales taus dans tout le continent. Il était à présent délégué de sodalité, ce qui signifiait qu’il fréquentait des Taus d’un peu partout dans le monde qui partageaient sa vision des choses. Il n’avait ni rang ni titre — nous n’étions pas comme les Hets amateurs de hiérarchies figées —, mais il était devenu un des quelques Taus nord-américains qui pouvaient parler en notre nom à tous. Quand Damian avait commencé à se consacrer à temps plein à Tau, il avait recruté des assistants dans ses tranches locales et Amanda avait sauté sur l’occasion de travailler à ses côtés. Moi aussi, mais pour des raisons peut-être pas tout à fait aussi pures.
Mon dessin d’Amanda devant la fenêtre est donc devenu un dessin d’Amanda buvant les paroles de Damian et de Meir Klein. J’ai dû enlever une partie de la lumière sur son visage et épaissir les ombres, ce qui a amélioré le résultat tout en le rendant moins satisfaisant. Elle regardait avec inquiétude hors de la page, presque comme si les nuages étaient entrés dans la pièce. Soudain, j’ai voulu retrouver la version précédente, mais c’était impossible. Quand j’ai estompé les lignes pour les adoucir, cela a été comme si Amanda commençait à disparaître.
Pour finir, Klein nous a remis une clé de stockage contenant quelques gigaoctets de données, clé que Damian a acceptée avec la gravité requise.
Klein a ensuite pris un appel de ses avocats. Quelques phrases qu’il avait prononcées l’année précédente au cours d’une conférence à Shanghai violaient apparemment son obligation de confidentialité, aux yeux d’InterAlia. Ses conseillers juridiques venaient en discuter avec lui, aussi avons-nous été rapidement et cérémonieusement congédiés. Klein nous a assuré qu’il ne tarderait pas à reprendre contact.
Il nous a dit au revoir près de la voiture. Il nous a serré la main avec un sourire bienveillant, à Amanda et moi, mais il m’a tout à coup eu l’air étonnamment petit, entouré de domestiques mais sans véritables parents ou amis.
J’ai donné mon dessin à Amanda alors que nous partions. Elle l’a regardé, a souri distraitement et l’a posé sur ses genoux.
Une ambulance est arrivée avec deux véhicules de service et de maintenance. Nous avons raconté notre version des faits, Rachel Ragland a donné la sienne. Les ambulanciers ont tenu à emmener Damian pour le placer en observation, malgré ses protestations. Au moment où ils le glissaient à l’intérieur de leur véhicule sur un brancard dont il pouvait parfaitement se passer, Amanda a proposé de l’accompagner à l’hôpital à Kelowna.
« Non, reste avec la voiture, a dit Damian. Reste avec Adam. » Les données étaient en sécurité dans le sac à main d’Amanda.
Nous avons donc partagé un parapluie en attendant la dépanneuse. Amanda s’était déjà arrangée pour qu’un membre d’une tranche de Kelowna vienne nous chercher au garage. Elle s’accrochait à mon bras quand elle a aperçu mon dessin, que le vent avait sorti de la voiture et déposé au bord de la chaussée. Elle s’est mise à genoux pour essayer de le décoller du bitume, mais le papier détrempé s’est déchiré entre ses doigts. Elle m’a regardé d’un air coupable. « Il est foutu ! Je suis vraiment désolée.