Damian a hoché la tête. « J’irai sur T-net ce matin mettre ça en place. »
T-net était le web secret par lequel les représentants de sodalité communiquaient entre eux. Un informaticien avait essayé un jour de m’en expliquer le fonctionnement, mais je n’avais retenu que des mots comme « cryptage série/parallèle » et « routage en oignon ». En gros, c’était un endroit où les Taus de niveau sodalité pouvaient échanger des informations sans qu’elles courent un risque autre que minimum d’être interceptées. Par l’intermédiaire de T-net, Damian pouvait faire savoir que nous cherchions des anciens militaires ou agents de sécurité qui vivaient dans la région ou pouvaient se rendre très rapidement à Vancouver.
« D’accord, ai-je dit. Mais sommes-nous les seuls menacés ?
— Comment ça ?
— Il fait référence aux types qui ont interrogé sa nouvelle bride, Rachel Ragland, a précisé Amanda.
— Je ne crois pas qu’elle soit en danger, a dit Damian. Vu qu’ils n’ont rien appris en allant lui rendre visite.
— Ça dépend s’ils savent qu’on se voit, elle et moi.
— Eh bien, la solution est simple, a estimé Amanda. Arrête de la voir.
— Ces types qui sont venus chez elle, elle les a décrits ? a demandé Damian.
— Vaguement.
— Tu crois que tu pourrais les lui faire décrire plus précisément ?
— Aucune idée. Je peux essayer. Pourquoi ? Tu crois que ce sont les mêmes qui s’en sont pris à Klein ?
— Possible. Ça pourrait être utile d’avoir des visages suspects dont dire à nos agents de sécurité de se méfier.
— Un genre de portrait dessiné, tu veux dire ?
— Ouais, par exemple. »
J’ai répondu que je m’en occuperais.
Le premier membre de notre équipe de protection est arrivé dans l’après-midi, un gars des environs appelé Gordo MacDonald. Ancien militaire dans l’infanterie légère, le torse bombé, les abdos si nets qu’on pouvait les compter à travers son tee-shirt. La tête rasée, une boucle en or scintillant à son oreille. Je n’aurais pas été rassuré en lui serrant la main si je ne lui avais pas trouvé l’air tau : une courbure désabusée des lèvres, quelque chose d’indéfinissable dans le regard… son visage a en tout cas cessé complètement de paraître menaçant. Il m’a adressé un sourire timide que je lui ai rendu. « Salut, bro. »
Je n’étais pas du genre Salut bro, mais j’ai répondu : « Salut. »
Gordo a dit à Damian qu’il voulait avant toute chose faire le tour du bâtiment pour se familiariser avec la disposition des lieux, « pour être sûr que les méchants ne peuvent se cacher nulle part ».
Quand il est sorti de la pièce avec Damian, Amanda m’a touché le bras. « Au fait, pour ce matin, ce n’était pas juste pour balancer une vacherie. Sur Rachel Ragland, je veux dire. Ça ne me regarde pas, que tu continues ou non à la voir. Mais je crains fort que, pour une mère célibataire qui touche des prestations sociales, il faille davantage que tu ne peux donner. Deux ou trois mois de rapports sexuels formidables, ensuite tu t’en vas… C’est bien, pour elle ? C’est ce dont elle a besoin ?
— Je lui ai expliqué la situation.
— D’accord, mais est-ce qu’elle t’a entendu ? Tu vivais chez les Taus. C’est différent, ici. Les gens mentent. Pas seulement les uns aux autres, mais à eux-mêmes. Il leur arrive de se blesser.
— Je le sais bien. Et je n’ai pas l’intention de lui faire de mal.
— Que tu en aies ou non l’intention ne changera peut-être rien. Tu la traites comme une Tau alors qu’elle n’en est pas une. »
C’était exact. Mais j’avais besoin de voir Rachel au moins une dernière fois. Ne serait-ce que pour une sorte de portrait-robot.
J’ai donc accepté la suggestion de Rachel de passer le samedi après-midi ensemble. Elle m’a dit avoir tout planifié : nous pourrions aller avec Suze au Stanley Park. Nous promener sur la corniche. Déposer la gamine chez sa grand-mère et avoir la soirée pour nous deux. Sortir dîner et boire un verre, peut-être. Si j’étais libre ?
J’ai répondu que je l’étais.
Lorsque je me suis garé devant son petit immeuble de New Westminster, Rachel en est sortie avec un gros sac à dos sur l’épaule et Suze accrochée à sa main gauche. Elle portait un short et un chemisier jaune, et se protégeait les yeux du soleil avec une casquette des Canucks, l’équipe de hockey de Vancouver. Suze avait mis une robe d’été et des lunettes de soleil Barbie en plastique rose.
« Tu te souviens de moi ? ai-je demandé à la fillette pendant qu’elle montait à l’arrière.
— Non !
— Dans la forêt, l’a aidée Rachel. Quand on est tombées en panne. »
Je lui ai dit que je m’appelais Adam. Suze m’a regardé d’un air grave, puis s’est dite enchantée.
L’autoradio diffusait les informations d’un netcast américain, mais la journaliste donnait d’une voix si solennelle des nouvelles si inquiétantes (le conflit indo-pakistanais s’aggravait encore) que je l’ai éteint quand nous sommes partis. Suze a aussitôt commencé à chanter le refrain (et rien que le refrain) d’une chanson d’un vieux film pour enfants : « Chiddy chiddy bang bang I-love-you ! Chiddy chiddy bang bang I-love-you !
— C’est “chitty”, pas “chiddy”, a corrigé Rachel.
— CHIDDY chiddy BANG bang ! I LOVE YOU !
— Comme tu veux. Mais un peu moins fort, d’accord ? »
Suze a modéré à contrecœur ses chiddys. Une heure plus tard, sur la corniche, nous regardions les cargos glisser comme des ballerines d’acier dans la baie des Anglais. L’eau était trop froide pour qu’on se baigne, mais Suze semblait avoir davantage envie de creuser dans le sable et de faire la chasse aux mouettes. Rachel et moi nous sommes installés sur un coin de sable bien tassé à l’ombre d’un tronc d’arbre échoué blanchi par l’eau de mer. Elle a ouvert son sac à dos, en a sorti un assortiment de sandwiches enveloppés de film plastique et un thermos de limonade. J’ai pris dans le mien un crayon et un carnet à dessin. « C’est quoi ? a-t-elle demandé. Tu dessines ?
— De temps en temps.
— C’est ton métier ?
— Non. C’est une possibilité que j’ai envisagée à une époque, mais la vie en a décidé autrement. Je suis plutôt consultant en management, maintenant. »
Elle a eu un de ses rires vifs à pleine gorge. « Ça ressemble à un job où on est payé à raconter des conneries. Sans vouloir te vexer.
— Ça ne me vexe pas. Ces deux types qui sont venus te voir, tu crois que tu pourrais me les décrire ?
— Pour que tu puisses les dessiner, tu veux dire ? »
J’ai hoché la tête.
« Ils sont si dangereux que tu as besoin de savoir à quoi ils ressemblent ? Non, ne le dis pas. T’es une sorte de dessinateur de portraits-robots pour la police ?
— À vrai dire, je n’ai jamais essayé de dessiner un visage d’après description. J’aimerais tenter le coup. Mais on n’est pas obligés, si tu ne veux pas.
— Oh, je crois qu’on est obligés. Vu que tu as apporté ton crayon, ton papier et tout. Après, tu pourrais peut-être me dessiner moi ?
— Avec plaisir. Une fois qu’on sera débarrassés de ça. »
Elle a haussé les épaules. « Je fais comment ?
— Commence par choisir un des deux types. Ne pense pas à ce dont il avait l’air, juste à quelque chose qu’il a fait. Par exemple, s’il a souri ou pas. S’il a cligné des yeux. S’il s’est curé les dents. »