Elle a plissé les paupières. « Le plus grand. Sa tête…
— Oui ?
— Il n’arrêtait pas de la pencher sur la gauche, comme un chien qui entend siffler. Elle avait une forme rectangulaire. Genre pain de mie avec des yeux et une bouche. »
J’ai tracé quelques lignes, plus pour l’encourager qu’autre chose. « Cheveux ?
— Pas le moindre poil sur le caillou. Je ne crois pas qu’il se rasait, juste qu’il était chauve comme un œuf. Yeux étroits et rapprochés. Quand il essayait de sourire, on voyait qu’il avait les dents serrées. Et blanches. Il est bien couvert pour ses frais dentaires, en tout cas.
— Comment ça, quand il essayait de sourire ?
— Ça ne semblait pas sincère. Il avait une de ces bouches qui s’ouvrent à la manière d’une mâchoire de marionnette, comme avec une charnière vraiment grossière. Large. Qui finit un peu en équerre, pas un sourire courbe, plutôt une espèce de sourire minéral de robot. »
Je me suis aperçu que je n’étais pas particulièrement doué pour traduire tout ou partie de sa description sur papier, mais je n’ai pas trop tardé, à force de coups de crayon et de gomme, à parvenir à un résultat que Rachel a décrit comme « un peu caricatural, mais on le reconnaît assez bien, je trouve ».
L’autre type — plus petit, plus rond, yeux de cochon — m’a pris moins de temps. Je venais de terminer quand Suze est revenue en sautillant et a voulu voir ce que j’avais fait. Je lui ai montré. Elle a écarquillé les yeux. « C’est qui ?
— Personne de spécial.
— Dessine-moi !
— Je crois que ta mère veut passer d’abord.
— Oh non, a répondu Rachel. Vas-y, fais son portrait. J’ai besoin de me dégourdir les jambes. »
Elle s’est éloignée pour trouver des toilettes publiques et fumer un joint. Dessiner Suze a été amusant, même si elle ne cessait de se relever d’un bond pour voir ce que ça donnait. Le résultat était plutôt correct pour un simple croquis, à mon avis. J’ai réussi à rendre ses genoux pleins de sable qui saillaient sous l’ourlet de sa robe, son regard circonspect et son sourire méfiant. Une fois que j’ai eu terminé, je le lui ai donné. Elle l’a regardé d’un œil critique. « Je peux le colorier ?
— Si tu veux. Il est tout à toi. »
Elle a hoché la tête et fourré le papier dans le sac de sa mère avant de se lever pour retourner aux trous qu’elle avait creusés dans le sable (parce qu’ils se remplissaient d’eau de mer, a-t-elle dit, et qu’il y avait de minuscules coquillages dedans, plus des mégots de cigarettes et des fragments de charbon en provenance du four à barbecue d’à côté). Elle a ensuite semblé se rappeler quelque chose et s’est retournée pour me lancer : « Merci de m’avoir dessinée.
— Le plaisir était pour moi. »
Quand elle est revenue, Rachel a pris la pose sur le tronc d’arbre, comme si elle le montait en amazone. J’ai fait d’elle un croquis rapide, mais assez réussi pour que je le lui tende presque à contrecœur. « Eh bien, c’est n’importe quoi, Adam, a-t-elle dit. Enfin, c’est superbe. Mais tu m’as faite plus jolie. »
J’avais plutôt fait attention à la manière dont le doute et l’espièglerie se relayaient dans la courbe de ses lèvres. « À moins que tu ne sois tout simplement jolie.
— Encore n’importe quoi. » Mais elle a souri. « Le temps passe vite. On devrait récupérer Suze pour la conduire chez ma mère. Elle va bientôt vouloir dîner. »
Ayant attendu plusieurs heures sur le parking, la voiture était chaude de soleil et sentait le sable et l’ozone. Suze a tenu à garder dans les mains le dessin que j’avais fait d’elle et a chanté chiddy chiddy bang bang dans le bruit des roues sur l’asphalte côtelé du pont Lions Gate.
La mère de Rachel m’a donné l’impression d’une version plus lasse et plus cynique de sa fille. Elle avait eu un petit AVC deux ans plus tôt et vivait dans un grand ensemble de logements sociaux avec deux corgis et une perruche appelée Saint Francis. Elle n’a pas dit grand-chose — elle souffrait d’une légère aphasie depuis son attaque —, mais m’a examiné avec une suspicion évidente, aussi me suis-je efforcé de paraître petit et inoffensif. « Dîner télé ? » a demandé Suze. Sa grand-mère a hoché la tête. « Chouette », a dit la fillette.
Rachel a embrassé sa mère en promettant de venir chercher Suze le lendemain midi. Et nous nous sommes retrouvés seuls. Rachel voulait dîner dans un café de New Westminster qu’elle aimait bien. C’était un établissement de prolétaires qui sentait la bière éventée et était aussi mal éclairé qu’un cachot, mais avec des tables à peu près propres et un personnel qui appelait Rachel par son nom. Nous avons commandé des grillades et je me suis décidé pour une bière. « Comme d’hab ? » a demandé la serveuse à ma compagne, qui a hoché la tête. « Comme d’hab » s’est avéré consister en un rhum-coca. Rachel en a avalé deux avant qu’on nous apporte à manger, puis en a voulu un autre. Elle a posé les yeux sur la bière que je sirotais. « Tu bois comme si elle te faisait peur.
— Je n’aime pas trop boire.
— Ouais, c’est ce que j’ai entendu dire. Sur les Taus. Très portés sur la fumette, beaucoup moins sur l’alcool. »
Les sociologues observaient de près les Affinités depuis quelques années. Ils avaient produit des études généralement précises, mais trop mal comprises par le grand public pour ne pas donner naissance à toutes sortes de stéréotypes. « C’est vrai, ai-je répondu. Sur le plan statistique. Mais dans le monde réel, ça veut juste dire que les nombres sont un peu faussés. Nous avons de gros buveurs aussi. Il y a deux mois, dans ma tranche, on a aidé un type à aller en désintoxication soigner son alcoolisme.
— Ah, la désintox. Là où vont les riches, parce que la prison, c’est vachement inconfortable. »
Les plus grandes Affinités géraient leurs propres services de désintoxication et de thérapie. Rien à voir avec la richesse, plutôt avec le fait d’être traité par des membres de sa propre Affinité. Personne ne pouvait mieux aider un Tau qu’un autre Tau. « Tout n’est pas toujours histoire d’argent. Qu’est-ce que tu sais d’autre sur nous ?
— Vous avez beaucoup de LGBT, à ce que j’ai entendu dire.
— Quelques pourcents de plus que dans la population globale.
— Et vous couchez tous ensemble.
— Ce n’est pas vrai.
— Peut-être pas autant que les Delts et les Ayins. Je connais une femme qui est devenue delt. Enfin, c’est plutôt son vagin qui l’a fait. On était très amies, mais j’ai cessé d’exister pour elle dès qu’elle s’est trouvé une bande d’amis avec qui baiser. »
Les steaks sont arrivés de la cuisine, épais, sans prétention et plutôt tendres. Rachel a continué à vider tout aussi régulièrement son verre. Pas moi, ce qui semblait la contrarier. J’étais un buveur de deuxième division : je n’aimais pas être saoul, je ne buvais pas de bonne grâce. Aussi n’ai-je cessé de renouveler notre ration de chips et de sauce salsa pour faire plaisir à la serveuse, tandis qu’un groupe local s’installait sur la minuscule scène à l’autre bout de la salle. Le bassiste a joué un mi à vide qui a fait trembler les couverts.
« Tu rentres à Toronto dans quelques semaines », a lancé Rachel.
Je le lui avais dit la première fois qu’on avait déjeuné ensemble. « Exact.
— Donc j’imagine que ça signifie qu’on est juste, qu’on est… rien, en fait. Les fameux deux râteaux. Bateaux, je veux dire, ceux qui se croisent dans la nuit. Je n’arrête pas de me dire que je ne te connaîtrai jamais mieux que je te connais maintenant.