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— C’est comme ça. Je t’aime bien, Rachel. Je ne veux pas te donner de faux espoirs.

— Tu m’aimes bien, mais je ne suis pas tau.

— Je n’ai pas dit ça. »

La chaleur ou l’alcool la mettait en sueur. Elle s’est passé la main sur le front. « Tu n’en as pas besoin. “Tous les mecs bien sont gays”, à ce qu’on dit, ou “Tous les mecs bien sont mariés”. Bon, des fois, les mecs bien ont juste une Affinité à aller retrouver.

— Je suis flatté que tu me classes parmi les mecs bien.

— Je ne devrais peut-être pas. »

Le groupe s’est lancé à toute allure dans une reprise d’une vieille chanson de Tom Petty, nous obligeant d’un coup à nous parler en criant comme par-dessus un gouffre. J’ai évoqué la possibilité de rentrer.

« Hé, non ! On commence tout juste ! Il est tôt, bordel ! Mais c’est peut-être ce que t’avais en tête : qu’on baise tôt.

— Allons, Rachel.

— Je veux entendre la musique ! On partira ensuite. Tu peux te la mettre sur l’oreille d’ici là. »

Elle a commencé à chanter, fort et avec des erreurs, « I Won’t Back Down » en même temps que le groupe. Je me suis calé contre mon dossier pour passer l’endroit en revue. Un type au bar, grand, longs cheveux clairs, petits yeux furieux, venait de passer une heure à jeter des coups d’œil en coin à Rachel et nous regardait désormais fixement.

Rachel a vu que je l’observais. Elle s’est penchée vers moi pour me crier : « C’est juste Carlos !

— Carlos ?

— Un vieux pote ! On est sortis ensemble un moment ! Un peu trop protecteur ! »

Super, ai-je pensé. Carlos. Puis je me suis dit : et si le type qui ne nous quittait pas des yeux n’avait pas été Carlos ? Si ç’avait été un de ces experts en assurances que j’avais dessinés ? Peut-être mettais-je Rachel en danger rien qu’en lui tenant compagnie. « Très bien, laissons Carlos à ses petites affaires et rentrons. »

Elle m’a adressé un sourire dédaigneux d’ivrogne. « Il te fait peur ?

— Oui, il me terrorise. » J’ai sorti de mon portefeuille quelques billets que j’ai posés sur la table. « Tu viens ? »

Elle a fait la moue, mais s’est levée en s’appuyant à sa chaise. Elle m’a laissé lui prendre le bras.

Nous sommes passés devant Carlos en sortant. J’ai évité tout contact visuel, mais Rachel l’a regardé d’un air où le mépris le disputait à l’effronterie. Du coup, Carlos s’est levé pour me bloquer le passage. Il a approché son visage à quelques centimètres du mien, mais s’est adressé à Rachel en criant pour que sa question ne se noie pas dans la musique martelée par le groupe sur la scène : « TOUT VA BIEN, RACH’ ? »

Elle a hoché la tête. Quand elle s’est aperçue qu’il ne l’avait pas vue faire, elle a répondu : « OUAIS ! ÇA VA ! LAISSE-LE TRANQUILLE, CARLOS !

— T’ES SÛRE ? »

Il ne parlait pas proprement. Certains de ses postillons me manquaient, mais certains seulement.

« OUI ! FAIS PAS CHIER ! »

Carlos a grimacé. Puis a dit quelque chose que je n’ai pas entendu. Il s’est écarté, mais nous a suivis jusqu’à la porte de son regard qui évoquait une cloueuse électrique.

Dans la voiture, avec la fraîcheur de la nuit qui affluait par les fenêtres ouvertes, Rachel s’est tue et renfrognée. Elle n’a pas dit un mot avant que nous arrivions dans son quartier. « J’ai merdé, pas vrai ? a-t-elle alors demandé d’une petite voix.

— Je ne suis pas sûr de savoir ce que tu veux dire par là.

— Notre grande soirée à deux. Rachel et Adam. Qu’est-ce qu’on s’est amusés, hein ?

— Ce n’est peut-être pas mon idée d’une soirée amusante, voilà tout.

— J’aurais dû le savoir. Les Taus aiment la fumette, pas la picole. Et ils sont un peu bégueules, aussi. C’est ce qui se dit sur Internet. En fait… oh, merde ! Je dois donner l’impression de t’insulter. Pardon ! » Une larme lui a échappé. « Je voulais juste qu’on s’amuse. »

Je l’ai aidée à gagner la porte de son immeuble et à mettre la clé dans la serrure. Je l’ai ensuite aidée à descendre l’escalier, mais elle s’est dégagée et a tenu à ouvrir elle-même la porte de son appartement. La nuit avait beau s’être refroidie, l’intérieur sentait le chaud et le renfermé. Dès que j’ai refermé la porte, Rachel s’est appuyée à moi, collée à moi, m’a agrippé les hanches. Elle dégageait une odeur de Bacardi et de sueur aigre.

« Je parie que j’sais ce que tu veux », a-t-elle dit.

Je parie que non, ai-je pensé.

Je me suis excusé afin de passer aux toilettes. L’alignement de petits flacons de pilules bruns a de nouveau attiré mon attention. Cette fois, je n’ai pas vraiment eu de scrupules à les examiner. Lithium, Depakine, Risperdal, Xeroquel. J’ai regardé la date de prescription : certains étaient vieux et périmés, d’autres récents.

Quand je suis ressorti, j’ai trouvé Rachel affalée sur le canapé. « Rachel…

— Tu pars, c’est ça ?

— Désolé. Mais ouais, je crois que c’est mieux.

— Parce que j’ai merdé.

— Non. Écoute…

— Fiche le camp.

— Rachel…

— Je te mets mal à l’aise ? Eh bien, toi, tu me mets mal à l’aise ! Sale mauviette prétentieuse de Tau. Tire-toi ! J’en ai marre de toi, de toute manière. Tu sais ce qui est mieux que ta bite ? Mon doigt ! Mon petit doigt ! CASSE-TOI ! »

Quand je suis revenu dans ma chambre d’hôtel, Amanda m’y attendait (chacun avait la clé de l’autre). Elle a demandé à voir mes portraits-robots, les a examinés d’un air approbateur, puis a voulu savoir ce qui s’était passé avec Rachel. J’ai essayé de lui expliquer.

« Elle te montrait son monde, a dit Amanda. Son appartement, sa fille, le bar miteux où elle passe ses week-ends. Même ses médicaments, elle les laisse à un endroit où tout le monde peut les voir. Elle se demandait sans doute si tout ça allait te choquer ou t’allumer.

— Ça ne m’a pas choqué. Je craignais juste qu’on se fasse voir par les mauvaises personnes. Pourquoi ça m’allumerait ?

— Une mère célibataire coriace dans un bar prolo où elle couche sans doute avec la moitié de la clientèle ? De l’herbe à chat pour un partenaire naturellement passif comme toi.

— Quoi ?

— Regarde-toi, tu es tellement tendu qu’on dirait que tu vas tomber en morceaux. » Plongeant la main dans son sac, elle a sorti sa pipe et le minuscule coffret en bois orné dans lequel elle rangeait son herbe. « On va partager un peu de ça, puis tu pourras te déshabiller et moi te baiser à mort. »

La fumée m’est directement montée à la tête. Je ressentais un besoin d’expliquer inassouvi, mais les mots m’échappaient. « C’était… je veux dire, je n’aurais pas dû lui laisser penser que…

— Oh, arrête, m’a coupé Amanda. Tu as les portraits, non ?

— Bien sûr, mais…

— C’est tout ce qui compte. Le reste n’a aucune importance. »

9

Mon équipe de recherche est tombée sur un os, cette semaine-là. Les capteurs crâniens utilisés dans l’évaluation affinitaire étaient brevetés et leurs spécifications ne figuraient pas dans les données fournies par Meir Klein. Nous avons déterminé que le plus proche équivalent était un capteur de scanner neural fabriqué par une compagnie de Guangzhou appelée AllMedTest. Six ou sept de ces dispositifs incroyablement complexes et de la taille d’une pièce de dix cents suffiraient à générer le genre d’imagerie requis par le test. Mais ils coûtaient cher : un achat en gros représentait un investissement important.