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Je suis allé en parler à Damian, qui m’a répondu de ne pas m’inquiéter : « On a l’argent de T-Bourse à investir et je ne vois pas quel meilleur usage on pourrait en faire.

— D’accord, mais il faut tenir compte de la fragilité des capteurs. Mes techniciens ont aussi besoin de savoir la puissance de traitement exacte à intégrer dans un appareil portable. Ils se plaignent que le flot d’informations en provenance du côté théorique a beaucoup diminué.

— Ils n’ont pas tort. Il se trouve qu’on a déniché quelques anomalies dans les données de Klein.

— Comment ça, des anomalies ?

— Des répercussions embarrassantes.

— Du genre ?

— On en discutera ce week-end, a-t-il répondu, l’air triste. Toi, moi, Amanda, les deux chefs d’équipe et quelques agents de sécurité. Je nous ai loué une maison sur l’île Pender. On y sera en sécurité et on aura deux jours pour réfléchir à tout ça. D’accord ? »

Il me donnait l’impression qu’on avait des ennuis et j’ai voulu en savoir davantage. Mais Damian n’était pas prêt à parler.

Le ferry entre Tsawwassen et l’île Pender traversait péniblement une pluie torrentielle qui produisait des moutons sur le détroit de Géorgie et transformait en obscurité grisâtre ce qui aurait dû être un paysage de carte postale. Damian était de trop mauvaise humeur pour bavarder et Amanda profitait de ce temps mort pour lire un rapport de son chef d’équipe. Je suis allé à l’autre bout du pont-promenade m’asseoir près d’une fenêtre trempée de pluie afin de rappeler le numéro de téléphone qui avait essayé de me joindre dans la matinée… c’était celui de la ligne fixe de mon frère, mais c’est Jenny Symanski qui a décroché.

Je ne lui avais parlé qu’épisodiquement depuis son mariage avec Aaron six ans plus tôt, non parce qu’il y avait encore de l’embarras entre nous, mais parce que mon frère était devenu le mur par-dessus lequel devait passer toute communication. Quand je bavardais avec Jenny, c’était en général à Noël ou à Pâques, avec Aaron qui lui tendait le combiné et le lui reprenait en fin de conversation. Peut-être avait-elle son propre téléphone, mais dans ce cas, ni elle ni Aaron ne m’en avaient communiqué le numéro. « Je te dérange, Jenny ?

— Non, pas du tout.

— Aaron est dans les parages ?

— Il est à Washington pour la journée. Une réunion au Congrès ou je ne sais quoi. »

À vrai dire, parler à ma famille (à ma famille bride) était devenu un devoir plus qu’un plaisir. Depuis quelque temps, j’avais davantage de nouvelles de la maison à Schuyler, mon père ayant commencé à négocier la vente à une chaîne nationale de ses peu vaillantes entreprises de quincaillerie. « Nous pourrons prendre une retraite très confortable, m’avait dit maman Laura, même si j’appréhende l’effet de l’inactivité sur ton père. » (Une appréhension qui ne semblait pas totalement exagérée : l’ennui d’un long week-end férié pouvait suffire à le rendre maussade et irrité.)

Devenu assistant parlementaire de Mike Menkov, le député républicain du district d’Onenia, mon frère Aaron semblait parti pour faire carrière en politique. Il avait appris à évoluer dans le labyrinthe fédéral et même préparé deux ou trois discours de Menkov. Je le savais parce qu’il ne manquait jamais de le rappeler chaque fois qu’on se parlait, et que tout ce qu’il omettait de me raconter me serait retransmis de Schuyler par mon père. Je ne manquais quant à moi jamais de féliciter Aaron quand il me faisait part de son dernier triomphe… même si Menkov était la marionnette des lobbies des grandes entreprises et soutiendrait n’importe quelle idée nocive susceptible de lui faire gravir les échelons politiques. Aaron envisageait de se présenter lui-même aux élections.

Mais il n’était pas chez lui ce jour-là et Jenny avait semblé un peu gênée de me faire part de son absence. « Écoute, je peux remettre à plus tard, si je dérange. Dis à Aaron que j’ai rappelé, d’accord ?

— Non, attends ! Geddy est là ! C’est pour ça que je t’ai téléphoné. Il veut te parler. Ça te va ?

— Évidemment que ça me va. Qu’est-ce qu’il fait à Alexandria ?

— Eh bien, c’est une longue histoire. Tu sais qu’il jouait dans un groupe ? »

Maman Laura m’avait tenu informé de la carrière musicale de son fils. Les cours en bonne et due forme qu’il avait suivis, sa capacité à répéter obsessionnellement et son talent naturel avaient fait de lui un très honnête saxophoniste. Un peu plus d’un an auparavant, il s’était joint à un groupe, les Humbuckers, qui commençait à se faire une petite réputation dans les États du Nord-Est canadien. C’était un moyen précaire de gagner — à peine — sa vie, mais la famille ayant depuis longtemps classé Geddy parmi les gens a priori incapables de travailler, cela semblait une bonne chose.

Vivre sur la route n’avait toutefois pas convenu à Geddy. Il avait quitté les Humbuckers après un concert à Syracuse et pris un ticket de bus pour Alexandria. Il avait débarqué l’avant-veille chez Aaron, malheureux et avec un plein sac marin de linge sale. Et c’était difficile à croire, mais il avait mis en gage son saxo ténor Mauriat, un instrument pour l’achat duquel il lui avait fallu économiser sou par sou et qu’il tenait obstinément à faire figurer sur toutes les photographies récentes de lui que j’avais vues. Si on lui demandait pourquoi il avait quitté le groupe et revendu son saxo, Geddy se contentait de répondre : « Ça ne me rendait plus heureux. »

Jenny m’a envoyé ces informations plus tard par texto : à ce moment-là, sur le ferry de l’île Pender, je savais seulement que Geddy avait exprimé le désir de parler au téléphone, ce qui ne lui ressemblait absolument pas. J’ai donc attendu que Jenny lui passe le combiné. « Allô ? » a-t-il dit. Deux syllabes dans lesquelles il était tout entier : timide mais non sans courage, comme s’il s’était forcé à les dire par pure fanfaronnade.

« Content de t’entendre, ai-je assuré.

— T’es où ? Il y a beaucoup de bruit.

— Sur un ferry qui traverse le détroit de Géorgie. C’est le bruit des moteurs.

— Sur un bateau ?

— C’est ça.

— Tu vis toujours à Toronto ?

— Oui, mais je suis dans l’Ouest pour encore quelques semaines.

— D’accord. » Il a gardé le silence quelques instants, et j’avais appris à respecter les silences de Geddy. Il a fini par dire : « J’aimerais bien te rendre visite.

— Ce n’est pas possible pour le moment, mais peut-être dans quelques mois. Tu fais quoi chez Aaron et Jenny ?

— Ils sont d’accord pour m’héberger quelque temps. Je n’ai pas vraiment d’endroit où aller. Je ne voulais pas rentrer à Schuyler. »

Il ne voulait pas rentrer à Schuyler parce que son échec lui aurait valu de se faire humilier par mon père. Ni lui ni moi n’avions besoin de l’exprimer à voix haute. « Et ça se passe bien, chez eux ?

— Aaron dit que je ne peux pas rester éternellement. » À présent, il avait seulement l’air fatigué. « Je ne sais pas quoi faire, Adam.

— Ça n’a pas marché avec le groupe, alors ?

— Il y avait une fille. Elle me plaisait vraiment. Elle avait besoin d’argent. Alors j’ai dû vendre mon saxophone. Elle a pris l’argent, mais…

— Je comprends.

— Les gens sont quand même parfois foutrement méchants. »