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Sa brève carrière musicale l’avait décontracté dans son usage de ce qu’il appelait auparavant « les gros mots ». L’amertume dans sa voix était encore pire. Elle ne visait que lui-même : jamais Geddy ne mépriserait cette femme qui lui avait pris son argent. Il aurait plutôt honte de sa propre naïveté. Et ne tirerait aucune leçon de sa mésaventure. J’imaginais qu’il continuerait à parier sur l’amour jusqu’au jour où il cesserait d’en attendre quoi que ce soit. « Si tu as besoin d’un peu d’argent pour t’en sortir, Geddy, aucun problème. Je peux t’en envoyer par Aaron et Jenny.

— Non, a-t-il aussitôt répondu. Merci, Adam. Non, je voulais juste entendre le son de ta voix. C’était toujours… » Je l’ai imaginé en train de rougir. « Tu as toujours été très gentil avec moi. »

Pour une raison ou pour une autre, je me suis senti encore plus coupable. « D’accord, mais écoute. On va se voir, promis. Dès que j’aurai réglé quelques trucs ici. Qu’est-ce que t’en penses ?

— C’est chouette.

— En attendant, laisse donc Aaron et Jenny te dorloter quelque temps.

— Je ne peux pas vraiment. Je veux dire, ils me laisseront rester quelques semaines. Mais je ne crois pas qu’Aaron soit vraiment content de m’avoir. C’est un peu… » Il a baissé la voix. « Je n’aime pas cette maison. C’est grand et chouette, mais je détesterais habiter là. » Il a ajouté en un chuchotement à peine audible : « Jenny a un œil au beurre noir.

— Hein ? Qu’est-ce que t’as dit ? Un œil au beurre noir ?

— Oui.

— Comme si elle avait pris un coup, c’est ça ? »

Un silence exaspérant. « Je ne peux pas en parler.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Geddy ?

— Elle arrive. Elle arrive !

— Geddy ? »

Jenny a repris la communication. « Il ne faudrait pas s’éterniser. Aaron va rentrer d’une minute à l’autre.

— Tu vas bien ?

— Quoi ? Évidemment que je vais bien. Pourquoi ? Qu’est-ce que Geddy a raconté ?

— Rien. » Ou trop de choses. « Mais il a l’air un peu perdu.

— Écoute… Je te raconterai par texto, d’accord ?

— Bien sûr.

— Super. Bon. Merci d’avoir rappelé, Adam. C’était sympa. Je sais que tu es occupé.

— Jamais trop pour bavarder avec ma belle-sœur.

— Génial. Salut. »

Damian avait loué sur l’île ce que le propriétaire (un Tau des environs) appelait un « chalet » sur une parcelle rurale proche de l’océan. C’était en réalité une maison en rondins de cinq pièces avec des fenêtres à double vitrage et une cuisine capable de nourrir et contenir douze personnes.

Nous étions un peu moins que cela : moi, Amanda, Damian, un technicien de chacune de nos deux équipes de recherche, plus Gordo MacDonald et quatre de ses agents de sécurité. Gordo a aussitôt exploré la maison et ses abords avant de poster ses subordonnés à des endroits permettant de repérer tout nouvel arrivant. « On ne sera pas dans vos jambes, a-t-il promis. On se préparera notre propre manger et on se relaiera pour dormir. Vous ne vous apercevrez sans doute même pas de notre présence. Mais si vous avez besoin de nous, vous n’aurez qu’à crier. »

C’était rassurant, même si personne ne nous avait probablement suivis jusque-là. On se sentait en sécurité, dans cette maison. Mieux encore : avec la pluie, le début de crépuscule et le craquement du feu dans l’âtre, on s’y sentait bien.

Cela a duré jusqu’à ce que Damian nous dise ce qu’il avait déduit des données de Meir Klein.

De toute évidence, nous n’étions pas venus là pour une réunion normale, mais Damian ayant tenu à commencer par un rapport d’avancement, nous lui en avons fourni un. Mon chef d’équipe et moi-même avons résumé les problèmes que nous avions rencontrés en essayant de concevoir un système d’évaluation affinitaire portatif. Avec les capteurs adéquats, quasiment n’importe quel appareil numérique tenant dans la main pouvait enregistrer les résultats et faire tourner les algorithmes. Mais une évaluation affinitaire classique incluait également un test ADN. Ajouter un mini-séquenceur par nanopore à l’ensemble en triplerait le coût pour l’utilisateur final et rendrait le processus inutilement complexe, aussi cherchions-nous d’autres solutions : un simple filtre qui ne repérerait que les bases pertinentes, ou peut-être un processus de qualification en deux étapes incluant un prélèvement de sang à expédier à un laboratoire agréé. Le chef d’équipe d’Amanda a suggéré d’éliminer complètement le test ADN, puisqu’il servait surtout à une sorte de présélection en détectant quelques séquences génétiques incompatibles avec toutes les Affinités. Une couche supplémentaire de neurotestage pourrait parvenir au même résultat.

Tout cela était bel et bon, et nous en avons discuté pendant une heure environ, mais la pièce de résistance restait à venir. Elle a commencé à nous apparaître quand Damian s’est levé en se raclant la gorge d’un air embarrassé qui ne lui ressemblait pas. « Bon, merci, je suis vraiment ravi des progrès que nous faisons. Mais nous savons tous que nous évoluons dans un contexte plus large. L’objectif global consiste à déconnecter les Affinités d’InterAlia, à permettre à chaque Affinité de s’administrer elle-même en fonction de ses propres intérêts. Meir Klein avait prévu cette possibilité et souhaitait l’encourager. Mais il avait prévu aussi quelques autres trucs pas forcément aussi agréables. J’ai demandé au professeur Navarro de venir nous expliquer ça. »

Ruben Navarro était le doyen des Taus de l’équipe : âgé de soixante et onze ans, il avait occupé pendant plus de vingt la chaire de sociologie analytique à l’université de Montréal. Nous avions déjeuné deux ou trois fois avec lui, Amanda et moi. Il était assez vieux pour avoir rencontré Klein à des colloques universitaires avant que le travail de ce dernier soit mis sous clé par InterAlia : ils avaient été publiés dans les mêmes revues professionnelles. Il a pris la parole sans quitter sa chaise installée près de la fenêtre, dont le verre argenté de pluie encadrait sa couronne de cheveux blancs.

« Les physiciens disent qu’ils aimeraient surtout finir par découvrir une “théorie du tout”. L’objectif équivalent en téléodynamique neurosociale serait une “théorie de tous”. On n’y est pas encore tout à fait. La téléodynamique sociale est une technique qui sert à modéliser la psychologie humaine et les interactions sociales humaines avec une précision jamais vue. Ce n’est pas une boule de cristal. Mais comme n’importe quelle science, elle fait certaines prédictions. Nous pouvons extrapoler à partir des événements actuels. Nous pouvons faire tourner des modèles basés sur nos hypothèses pour voir où elles nous conduisent. Comme je dis souvent, le résultat est moins fiable que les prévisions météo, mais vaut mieux que la divination. »

Peut-être cette formule avait-elle déclenché des rires dans les amphithéâtres de l’université de Montréal, mais nous nous sommes contentés de hocher la tête en attendant la suite. « Le travail de Klein a d’original sa subtilité et la complexité de sa modélisation. Sur ce plan-là, il était très en avance sur tout ce que j’ai lu dans les revues spécialisées sérieuses. La méthode qu’il utilise pour dériver ses modèles est radicale et controversée, mais nous pouvons pour l’instant choisir de la croire aussi fiable qu’il l’a dit. On peut donc se demander par exemple ce que prédit son modèle pour les interactions entre les diverses Affinités si InterAlia cesse d’exercer sur elles un contrôle complet. Mais il faut le faire à la lumière d’une question plus générale posée par Klein lui-même : de quelle manière la culture générale change-t-elle et quel rôle les Affinités jouent-elles dans ce changement ? » Navarro a marqué un temps d’arrêt, pendant lequel une bourrasque a fait vibrer la fenêtre. « En termes simples, Klein demandait : notre structure sociale est-elle viable ? Y a-t-il un avenir valant la peine qu’on l’attende avec impatience ? Ou sommes-nous tout bonnement baisés ? »