Ce qui lui a valu un rire étouffé d’Amanda. Il lui a adressé un sourire désabusé.
« Sans entrer dans les détails, je peux vous dire que ses recherches laissent penser qu’on n’est pas complètement baisés. Mais on n’en passera pas loin. Tout le monde connaît les problèmes auxquels nous faisons face : changement climatique, lutte pour les ressources, surpopulation et tous les conflits humains que ces problèmes suscitent. Des questions que rend particulièrement difficiles l’impossibilité de les traiter de manière exhaustive par des actions individuelles. Il nous faut agir collectivement, à une échelle globale. Sauf que nous disposons de moyens très limités pour ça. Nous sommes une espèce qui coopère, l’espèce qui a le mieux réussi de la planète, mais nous coopérons au niveau individuel, pour un avantage mutuel, dans le cadre de systèmes constitués pour promouvoir et protéger une telle coopération. Peu de contraintes pèsent sur notre comportement économique et social global. Ce qui signifie que, dans certaines circonstances, il peut nous emporter. Nous transporter tous malgré nous dans le pays des conséquences imprévues. Qui est un endroit très sombre. Puis-je avoir un verre d’eau, Damian ?
— On a des trucs plus forts, si tu veux.
— Non, de l’eau, ça ira très bien. »
Nous avons attendu avec plus ou moins d’impatience que Damian remplisse un verre d’eau glacée, puis que Navarro en boive une gorgée et se lèche les lèvres. « Bon, tout ça, c’est de la téléodynamique sociale élémentaire. Mais là encore, Klein a fait preuve d’audace. Comme il connaissait les Affinités mieux que personne — et qu’il pouvait les modéliser avec une précision inégalée —, il a intégré leur influence dans ses prévisions.
— Ça change quelque chose ? a demandé Amanda.
— Oui ! Et même un nombre surprenant de choses ! D’après les recherches de Klein, les Affinités pourraient devenir des acteurs-clés de l’évolution de la culture panglobale. Je veux dire par là qu’elles auront de plus en plus d’influence sur la politique, les affaires publiques, l’économie. Elles pourraient en fait en venir à tenir lieu de ce qui brille par son absence : une conscience humaine globale.
— Les Affinités peuvent faire ça ?
— Euh, non. Pas n’importe quelle Affinité. Ce n’est pas pour rien que Klein a confié ses données aux Taus.
— Ah bon ? s’est étonnée Amanda. On est si spéciaux que ça ?
— Apparemment, oui », a répondu Navarro.
On est spéciaux. On l’avait soupçonné sans jamais le formuler à voix haute. Ça paraissait arrogant et narcissique.
Mais nous sentions-nous spéciaux ? Bien entendu.
Je l’avais senti à mon arrivée dans la maison de Lisa et Loretta à Toronto. Je l’avais senti en m’apercevant que je faisais partie d’une communauté de personnes qui m’aimaient, que je pouvais de mon côté aimer librement et en toute confiance, et qui m’aimaient malgré mes imperfections tout comme je les aimais malgré les leurs. J’avais décelé dans cette maison la présence de ce qui manquait manifestement dans celle où j’avais grandi : la possibilité d’être à la fois véritablement accepté et sincèrement aimé.
Ce qui bien entendu nous rendait spéciaux. Spéciaux pour nous-mêmes, spéciaux parce que nous étions à l’intérieur du cercle enchanté et que les autres n’y étaient pas. Mais Navarro sous-entendait autre chose : que nous pourrions être spéciaux aussi pour le monde en général… que quelque chose dans la communauté tau pourrait aider à diriger chacun vers un avenir meilleur.
« La mauvaise nouvelle, a-t-il continué, c’est que la seconde moitié du siècle sera peut-être très désagréable pour l’humanité. Dans le pire des cas, nous pourrions connaître un effondrement des infrastructures, un chaos politique, une famine généralisée, et peut-être même une extinction quasi complète de l’humanité. Mais Klein n’est pas globalement pessimiste. Ses modèles laissent penser qu’il y a un moyen de négocier ce passage terriblement difficile. Il est possible que nous soyons capables de créer un monde meilleur : plus juste, plus équitable, plus bienveillant. Peut-être n’y a-t-il en réalité pas d’autre solution face à la destruction. Et personne n’est mieux placé que nous, les Taus, pour aider à aller vers ce monde meilleur. » Navarro s’est tu le temps de regarder Damian. « Mais uniquement si l’Affinité Tau est prête à assumer cette responsabilité. »
Damian s’est levé au moment où le vieil homme se laissait aller contre son dossier. « Très bien, le fond du problème me semble posé. » Il a promené son regard sur notre petit groupe. J’avais conscience de la pluie en train de vociférer à la fenêtre, comme si Dieu voulait qu’elle nous emporte dans l’océan. J’avais conscience que les paroles prononcées à l’intérieur de cette bulle de lumière tiède en bordure du froid Pacifique pourraient avoir des conséquences bien plus importantes que nos propres existences, si les calculs de Klein étaient fiables ; qu’un mot exprimé ou non pourrait avoir des répercussions historiques. « Manifestement, a dit Damian, ce n’est pas quelque chose qu’on peut garder secret, que ce soit vis-à-vis du reste de l’Affinité Tau ou du monde entier. Mais nous avons le choix. C’est pour ça que je voulais en discuter ici avec vous, loin de la ville et des influences hostiles. C’est ce que nous allons faire, et je vous préviens franchement : la discussion ne sera peut-être pas terminée au lever du jour.
— À supposer qu’il se lève », a dit Amanda en désignant du menton le déluge de l’autre côté de la fenêtre.
Damian a souri. « À supposer que, oui. Parce qu’il y a un choix que nous ne pouvons ni partager ni déléguer. D’après les données de Klein, l’Affinité Tau peut aider à orienter le monde dans une meilleure direction. Mais essayer suffirait à nous rendre vulnérables. Le monde ne veut pas forcément qu’on le réoriente et il peut nous nuire. Les modèles de Klein ne garantissent pas qu’on s’en sortira indemnes. Ils garantissent par contre qu’on se fera des ennemis. Le risque est avéré.
— Tout comme quand on se précipite dans un immeuble en flammes pour sauver un enfant, a répliqué Amanda. Mais on y va quand même, pas vrai ? C’est une des qualités de l’homme.
— Sauf qu’en l’occurrence, on fait courir des risques non seulement à nous-mêmes, mais aussi à d’autres, dont des gens extérieurs à notre Affinité. Si nous persistons à vouloir rendre l’évaluation d’Affinité bon marché et universelle, ça va nous imposer de nouvelles responsabilités et nous mettre forcément en danger.
— Il y a une autre solution ? ai-je demandé.
— Ne pas le faire du tout. Rester planqués en laissant les événements suivre leur cours.
— Et qu’est-ce que le modèle de Klein dit là-dessus ? »
C’est Navarro qui a répondu : « Il dit que la politique du dos rond améliore dans une certaine mesure les chances de survie de l’Affinité Tau en tant que groupe cohérent. Mais diminue en proportion la probabilité de survie de notre société civile actuelle. Dans chacun de ces deux scénarios, aucun résultat particulier n’est garanti. Nous parlons en l’occurrence de probabilités.
— Voilà donc la question à laquelle nous devons répondre, a dit Damian. Si Klein a raison, une espèce de guerre approche. Est-ce qu’on s’enrôle pour éventuellement faire quelque chose de bien ? Ou est-ce qu’on ne s’en mêle pas pour essayer de survivre ?