— On pourrait poser la question sur T-net.
— C’est prévu. J’en parlerai à tous les principaux représentants des sodalités. Mais il faut qu’on ait un plan à leur soumettre. Il n’y a aucun moyen d’échapper à cette responsabilité. Klein ne nous a pas choisis au hasard. »
Tout le monde a gardé le silence. Pendant un long moment, on n’a pas entendu d’autre bruit que le martèlement rythmique de la pluie sur la peau de tambour qu’était la maison.
Il a plu jusqu’après minuit. À une heure, Navarro s’est dit fatigué et nous sommes tous allés nous coucher… sauf les agents de sécurité de quart. Et moi. Je savais que je n’arriverais pas à dormir. Je suis sorti par l’arrière sur la terrasse en cèdre.
Elle dégoulinait encore et les meubles de jardin étaient trempés, mais je m’en fichais. Je me suis assis sur une chaise Adirondack en la recouvrant au préalable d’une serviette de bain. Le ciel avait commencé à se dégager. Un croissant de lune flottait au-dessus de la forêt, l’atmosphère fraîche sentait la pinède et l’océan.
Je pensais à Damian quand la porte a grincé.
« Dormir…, a-t-il dit en me rejoignant. C’est très surfait. » Il a regardé au loin tandis que la lune projetait son ombre, d’une pâleur de fumée, sur les planches de cèdre. « Je n’arrête pas de penser à chez nous. Tu vois de quoi je parle ? »
Lisa, Loretta et leur grande maison accueillante. Oui. « Leur avis ne serait pas de trop. »
Comme beaucoup dans notre tranche, je leur avais à plusieurs reprises demandé conseil. Je pensai à la première fois (quatre ans auparavant) où Damian et Amanda s’étaient mis ensemble. La dynamique de la jalousie n’était pas la même dans une communauté tau, mais j’étais tout aussi capable de jalousie que n’importe qui. J’évitais Amanda et Damian depuis plusieurs jours — je songeais même à quitter la tranche — quand Lisa avait abordé le sujet. Elle m’avait fait entrer dans la cuisine pour goûter son tiramisu (« J’ai remplacé le marsala par du madère »), mais ce n’était qu’un leurre. Elle m’avait assis sur une chaise avant de me regarder de ses grands yeux. « Adam, si je ne savais pas à quoi m’en tenir, je dirais que tu boudes.
— Je ne sais pas de quoi tu parles. Le tiramisu est excellent.
— Et tu mens horriblement mal. Enfin, je suppose que ce n’est pas facile, de savoir Amanda avec un autre homme…
— Je gère.
— Mais pas très bien. Tu sais qu’elle t’aime, non ?
— C’est ce qu’elle dit.
— Et ce qu’elle pense. Tu le sais aussi ?
— J’imagine. » C’était hypocrite et puéril. Bien sûr qu’elle m’aimait. Nous étions taus. Je voyais son amour dans les coups d’œil inquiets qu’elle me jetait depuis quelque temps. Je l’entendais dans sa voix quand elle essayait de m’expliquer quelle relation s’était créée entre Damian et elle. Et je lui en voulais pour ça. Elle me privait du luxe d’une colère sans complications.
« Alors il faut que tu changes de comportement. Ta relation avec Amanda est d’une certaine nature. Vous vous êtes toujours conduits en fonction de cette connaissance, elle et toi. Son besoin d’autonomie était partie intégrante de l’amour qu’elle te porte. À quoi sert de vouloir ce qu’elle n’est pas ?
— À rien. Je le sais bien. C’est juste que je suis…
— Blessé », a proposé Lisa.
Oui, aussi douloureux que ce soit de l’admettre. Blessé. Puérilement blessé. Comme un enfant de cinq ans qui vient de faire tomber son cône de crème glacée sur le trottoir. Blessé de m’apercevoir que je me comportais en gamin irascible. « Je ne suis pas sûr de vouloir en parler.
— Ce qui n’a rien d’étonnant. » Lisa s’est penchée au-dessus de la table pour poser sa main sur la mienne. Une main parcheminée, toute en os et en veines. C’était une sensation merveilleuse. « Qui aurait envie d’en parler ? Toujours est-il qu’on le fait. Tu sais, bien entendu, que Damian aussi s’inquiète pour toi. »
C’était encore plus dur à accepter. Le problème, c’est que j’admirais Damian Levay. Ce qui n’avait rien de vraiment extraordinaire, puisque tout le monde l’admirait. Il était dévoué à la communauté tau et au bien-être de celle-ci… pas seulement à notre tranche, mais à la sodalité, à l’Affinité tout entière. Il était intelligent, riche, généreux et de dix ans plus âgé que moi. Je pouvais difficilement reprocher à Amanda de tomber amoureuse de lui : je n’étais pas loin d’en faire de même.
« Pour son malheur, Amanda est attirée par des hommes désespérément hétéros, a dit Lisa. J’ai vu plus d’une rivalité de ce style se résoudre par une joyeuse partie à trois. Mais je ne crois pas que ce soit envisageable dans le cas présent. »
Trevor avait pris moins de gants pour me faire la même suggestion. (« Bon ben, remets-toi et va coucher avec lui. Tu ne vois pas comme il est sexy ? ») Mais Lisa avait raison : ça n’aurait pas marché. Je n’étais pas particulièrement fier de mon hétérosexualité — dans notre tranche, cela ressemblait parfois à une sorte d’impuissance sexuelle sélective pour laquelle j’avais droit à de la compassion et de la commisération —, mais je ne pouvais pas faire autrement. On ne peut pas forcer sa nature, comme on dit.
« Si tu continues à cultiver ton propre chagrin, a prévenu Lisa, Amanda et toi finirez… non, pas ennemis. Ce n’est pas notre genre. Mais simples amis. C’est ce que tu veux ?
— Non.
— Alors il faut que tu te montres à la hauteur de ce que tu attends. Et… oh, tu sens ?
— Quoi ?
— Le vent qui entre par la fenêtre ! » Les rideaux vichy se sont soulevés à ce moment-là. « Il va pleuvoir. » Elle a fermé les yeux pour inspirer profondément. « J’adore cette odeur ! C’est celle de l’orage ! » Comme s’il n’attendait que cela, un grondement s’est fait entendre au loin. « J’ai presque soixante-quinze ans, Adam, et je continue à aimer les orages de chaleur. Ce n’est pas bien ?
— Bien sûr que si.
— Je détecte une âme sœur. Tu les aimes, toi aussi, pas vrai ? »
J’en ai convenu.
« Mais nous ne sommes pas rivaux, pas vrai ? Parce qu’il y a assez d’orage pour nous deux.
— Ah. La parabole de l’orage.
— Désolée, ça n’était pas assez subtil ?
— Ça l’était peut-être juste assez. Tu es une sage, ô vénérée ancienne. Peut-être est-ce Amanda qui devrait être jalouse. »
Lisa a rougi de manière crédible. « Je t’aime aussi, chou. Surtout maintenant que tu as arrêté de faire la tête. Comme tu as fini ton tiramisu, je propose qu’on emporte des chaises et une bouteille de vin dans l’arboretum. Histoire d’admirer les éclairs ensemble. Qu’est-ce que tu en penses ? »
J’étais d’accord.
Cela remontait à quatre ans. Depuis, Damian, Amanda et moi avions trouvé un modus vivendi. Amanda n’aurait pas toléré que nous nous disputions son attention, aussi n’en faisions-nous rien. Quant à mes sentiments pour Damian…
« Mon Dieu », a-t-il dit, les mains sur la rambarde de la terrasse, le regard plongé dans les couloirs de la forêt illuminés de lune, « éloigne cette coupe de mes lèvres. Je suis presque sûr que Lisa et Laura prendraient une meilleure décision que n’importe lequel d’entre nous. »
C’était un Tau et je l’aimais comme tel. Mais il était aussi imparfait que nous tous. Livré à lui-même, il n’enfilerait jamais autre chose que des pantalons de jogging et des tee-shirts. Il se croyait bon cuisinier : il se trompait. Son rire évoquait un petit chien à qui on marchait sur la queue. Si on ne l’aidait pas, il était incapable de monter un meuble Ikea ou de faire fonctionner des appareils simples. Amanda avait dit un jour aimer Damian pour sa confiance, même quand elle était mal placée, et m’aimer moi pour mes doutes, même s’ils étaient idiots. D’une certaine manière, nous étions les deux facettes de la personnalité d’Amanda. Damian travaillait dans l’intérêt des Taus d’une manière rappelant l’éthique professionnelle dont Amanda avait hérité de sa famille : fais ce qui doit être fait, avec désintéressement, efficacité et rapidité. Je constituais l’autre côté de l’équation, manquant d’esprit pratique, impulsif à l’occasion, parfois d’une utile ingéniosité. La philosophie personnelle d’Amanda oscillait entre Aristote et Épicure. Pas étonnant qu’elle ait besoin de deux hommes dans sa vie.