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Il était vrai aussi que ce genre de réflexions m’était moins désagréable maintenant qu’elle dormait à nouveau avec moi.

De la brume échappée de la forêt dégoulinante commençait à se condenser près du sol. La lune là-haut s’est un peu estompée. J’allais me lever quand Damian a demandé : « Tu as vu ?

— Quoi donc ?

— Dans les bois. À peu près à neuf heures pour toi. »

J’ai essayé de regarder dans la direction indiquée. Les arbres continuaient à s’égoutter. Dans le silence, j’entendais leurs branches grincer et osciller. Je pense avoir aperçu une lumière en mouvement au fond des bois. En tout cas, elle a disparu avant que je puisse dire un mot. « Peut-être un des types de la sécurité. »

Damian s’est écarté de la rambarde. « Il faut demander à Gordo, a-t-il dit. Et retourner à l’intérieur. Tout de suite. »

10

Je suis allé dans notre chambre réveiller Amanda.

Elle dormait sur le dos, la tête de profil. Elle avait les cheveux plus longs que d’ordinaire, ou disons moins courts, auréole sombre sur la taie en coton. Elle a soupiré quand je me suis assis sur le lit. Je l’ai appelée à voix haute.

Elle a ouvert les yeux et froncé les sourcils. « Adam ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Désolé, mais Gordo veut nous regrouper tous dans la pièce principale histoire de pouvoir avoir l’œil sur nous. On se demande s’il n’y aurait pas du mouvement dehors.

— Oh. » Elle s’est redressée et a récupéré son chemisier par terre. « Quelque chose qui se déplace, tu veux dire, dehors ? Genre une biche ? Un ours ?

— Quelqu’un avec une lampe torche.

— Oh. D’accord. Ouais. Passe-moi mon jean. »

Je le savais d’expérience : la seule chose plus agréable à regarder qu’Amanda en train d’enfiler son jean était Amanda en train de l’enlever, mais nous avons été distraits par des coups à la porte. « Éteignez en sortant, d’accord ? nous a dit Gordo. Je ne voudrais pas que tout soit illuminé genre Times Square. »

Amanda a fini de se boutonner. « Je croyais qu’on était venus échapper aux gens effrayants qu’on ne connaît pas.

— Ce n’est sans doute rien, ai-je répondu. Une fausse alerte. »

Les autres étaient tous arrivés avant nous dans la pièce principale, l’air endormi et irritable. Gordo, qui avait tiré les rideaux, a attendu qu’Amanda et moi nous installions sur le canapé. Il tenait un téléphone et portait sur la hanche un pistolet dans ce qui ressemblait à un holster militaire. C’était en général Damian qui dominait l’assemblée, mais ce soir-là, il n’était comme nous qu’un Tau menacé. Il avait pris place sans bruit parmi nous.

« J’ai trois équipes sur le périmètre qui surveillent tous les points d’accès, a expliqué Gordo. Ils repéreront quiconque s’approche de la maison. Ce qui ne nous met pas tout à fait en sécurité pour autant. J’ai Marcy Britnell côté ouest, elle pense avoir vu une torche électrique dans les bois et elle a trouvé des empreintes de pas récentes qui passaient en oblique près de la propriété, comme celles de quelqu’un venu en reconnaissance. Peut-être un seul individu, peut-être plusieurs, difficile à dire de nuit sur sol boueux. Donc on fait attention. Je ne vois pas pour quelle raison quelqu’un qui n’a aucune mauvaise intention se baladerait dehors à deux heures du matin après un déluge, mais on ne peut pas exclure un randonneur perdu ou un ivrogne qui ne retrouve plus son chemin. L’endroit a peut-être l’air isolé, mais vu qu’il y a pas mal d’habitants plus près du port, ne tirons pas trop de conclusions, d’accord ? »

Le conseil était bon — nous avons tous sagement hoché la tête —, mais plus facile à donner qu’à suivre.

Toujours à moitié endormie, Amanda s’est blottie contre moi. J’ai vu le regard de Damian s’attarder un instant sur nous. Il n’avait pas l’air jaloux, mais tout de même un peu frustré. Ou peut-être n’était-ce que le poids des responsabilités qu’il avait récemment endossées.

Je me suis alors demandé ce que je serais devenu si Damian ne m’avait pas plus ou moins adopté quelques années plus tôt. Six mois après mon arrivée dans la tranche de Rosedale, je travaillais pour l’agence de pub de Walter Kohler, où j’assemblais des textes et des images sur une plate-forme Apple et faisais accessoirement de la correction d’épreuves. Un emploi bien payé, mais peu intéressant, dans lequel, selon Damian, je perdais mon temps. « Viens bosser pour moi. J’ai parlé à Walter, il n’y voit pas d’objection, du moment que c’est ce que tu veux.

— Et je ferais quoi ? » À l’époque, il se consacrait surtout à son cabinet d’avocats. « Je n’ai aucune formation juridique. »

Il m’a expliqué qu’il mettait en place une caisse de retraite réservée aux Taus (caisse qui deviendrait TauBourse) et affectait une partie des bénéfices à du bénévolat au profit des Affinités, par exemple pour essayer d’obtenir d’InterAlia davantage de transparence sur sa manière de gérer les groupes d’Affinités. Il avait déjà embauché tous les juristes dont il avait besoin, mais il manquait de personnes qui comprenaient Tau et étaient assez flexibles pour s’acquitter de diverses fonctions selon les besoins, par exemple conduire une automobile, effectuer des recherches ou rédiger des dossiers. Des hommes à tout faire, en réalité, mais on nous appellerait « consultants ». L’inconvénient, c’est qu’aucun talent artistique ne serait mis à contribution.

Et je me suis aperçu avec surprise que ça ne me gênait pas du tout. Depuis quelque temps, mes talents artistiques me servaient à photoshopper des images de chiots dans des pubs d’aliments pour animaux, ce qui n’impressionnait guère les muses. J’aimais le dévouement passionné de Damian pour l’Affinité Tau et ça m’excitait de pouvoir jouer un rôle dans l’évolution de celle-ci. De plus, ce qui n’était pas rien, Amanda avait déjà accepté de faire partie de son équipe. Le travail séduisait son côté sérieux, ce que Lisa avait un jour décrit comme son « acharnement à vouloir faire le bien ».

Depuis, j’avais conduit des voitures pour Tau, rédigé des communiqués de presse pour Tau, organisé des services de restauration pour Tau, loué des chambres d’hôtel pour Tau, négocié des achats immobiliers pour Tau, et même passé des sols à la serpillière (souvenir mémorable) pour Tau. Damian était mon patron, même si nous évitions ce mot. Il amorçait et organisait le travail, mais nous l’effectuions en collaboration. Même les tâches subalternes aidaient Tau, ce qui les rendait supportables, et je travaillais le plus souvent aux côtés d’Amanda, ce qui était plus que simplement supportable. En quelques petites années, ce travail et ces relations avaient fusionné en ce que je considérais comme le cœur et la musique de ma vie.