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Certains jours, cela me donnait un sentiment d’invulnérabilité. J’étais Adam Fisk de l’Affinité Tau, avec tout un tas de frères et sœurs loyaux… nous étions presque sept millions, au dernier recensement. S’en prendre à moi, c’était s’en prendre à ma tribu. Mais je n’étais pas invulnérable, et Tau non plus, comme ce séjour allait le prouver.

Si nous avions besoin de rester groupés à un endroit où Gordo pourrait avoir l’œil sur nous, nous n’étions pas obligés de ne pas fermer le nôtre de la nuit. Le professeur Navarro a eu la brillante idée d’apporter des draps et des couvertures dans le salon comme lits de fortune, et il n’a pas tardé, une fois son idée mise à exécution, à se pelotonner sur l’un d’eux. Il n’était pas de ces personnes âgées qui ont le sommeil difficile : il ronflait comme un docker ivre.

Amanda s’est allongée sur le canapé. J’allais moi-même m’étendre sur une couverture par terre quand mon téléphone a bourdonné. Le numéro de Rachel Ragland. Un appel à pareille heure signifiait sans doute qu’elle était ivre et voulait soit lancer des accusations d’un ton agressif, soit faire des excuses larmoyantes. J’ai envisagé d’ignorer l’appel. L’horrible mot « bride » a résonné dans mon crâne. Je suis allé répondre dans un coin de la pièce où il n’y avait personne. « Rachel ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Sauf que ce n’était pas Rachel, mais sa fille.

« C’est Adam ?

— Suze ?

— Adam de la plage ?

— Ouais, c’est moi. Qu’est-ce que tu fais debout si tard ?

— J’ai toujours ton dessin de moi. Je l’ai colorié.

— Formidable. Ta mère est dans le coin, Suze ?

— Oui mais elle n’est pas réveillée.

— Tu devrais peut-être dormir aussi. Elle sait que tu te sers de son téléphone ?

— Non », a-t-elle répondu, et un instant, j’ai pris la tension dans sa voix pour de la culpabilité.

« Eh bien, ce n’est pas une bonne idée de te servir des affaires de ta maman sans sa permission.

— Désolée. » Elle semblait soudain au bord des larmes.

« Suze… quelque chose ne va pas ?

— Je voulais lui demander, mais elle se réveille pas !

— Je ne comprends pas. Vous êtes chez vous ?

— Oui !

— Ta maman est dans sa chambre ?

— Non ! Sur le canapé ! Juste devant moi !

— Il se passe quoi si tu essayes de la réveiller ?

— Rien ! »

Une partie de ce que je disais est parvenue aux oreilles d’Amanda, qui s’est redressée pour me regarder d’un air inquiet. Personne d’autre ne faisait attention à moi. Assis près de la fenêtre, son propre téléphone à la main, Gordo parlait à un de ses agents de sécurité. Le ronflement de Navarro avait pris un rythme de grondement, comme si quelqu’un essayait de démarrer une tronçonneuse.

« Approche-toi d’elle, ai-je dit à Suze. Pour voir si elle se réveille.

— D’accord…

— Tu es à côté d’elle ?

— Oui.

— Elle te voit ?

— Elle a les yeux fermés.

— Et si tu la touches ? »

Un silence. « Je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas me mettre du sang dessus. »

J’ai fermé les yeux. « Suze, parle-moi de ce sang. Maman est blessée ?

— Elle se coupe, des fois. Peut-être qu’elle s’est trop coupée.

— Essaye de la réveiller. Dis : “Maman, réveille-toi !” Vraiment très fort. Tu veux bien ? »

Elle ne l’a pas juste dit très fort, elle l’a hurlé. « Ça a donné quoi ? ai-je demandé ensuite.

— Rien ! Peut-être que ses yeux se sont un peu ouverts, mais ils se sont refermés.

— Très bien, ai-je dit, même si j’avais l’impression que ça n’allait pas très bien du tout. Suze, il faut que t’appelles les secours au 911. Tu sais faire ?

— Ouais, mais…

— Mais quoi ?

— Maman m’a dit de ne jamais appeler le 911 si elle était évanouie. Parce que des gens pourraient venir m’enlever à elle. Elle m’a dit d’attendre qu’elle se réveille. Mais il n’y a jamais eu autant de sang. Ton numéro était dans son téléphone, alors je t’ai appelé à la place.

— D’accord, Suze, tu es maligne, mais tu as raison : cette fois, c’est différent. Ta maman voudrait que tu appelles le 911. Ces gens-là savent comment aider et ils te diront exactement quoi faire.

— J’ai peur. » Elle donnait l’impression que ses larmes allaient déborder.

« Bien sûr que tu as peur, mais ça fait partie du courage. Même les plus courageux ont peur. C’est à ce moment-là qu’ils appellent à l’aide, pas vrai ?

— Je suppose.

— Alors je vais raccrocher et toi, tu vas appeler le 911. Tout de suite, d’accord ? N’attends pas. Ils te garderont en ligne jusqu’à ce que tout soit réglé. Après, je te rappellerai pour voir comment ça va. OK ?

— Je suppose.

— Ne suppose pas, Suze. Fais-le.

— D’accord.

— Je raccroche, mais j’ai besoin que tu me promettes d’appeler le 911. Tu me le promets ?

— Ouais.

— Dis-le, s’il te plaît.

— Je te le promets.

— Brave petite. »

J’ai coupé la communication et regardé le téléphone dans ma main. Il tremblait. Parce que ma main tremblait.

Amanda est venue me toucher l’épaule. Je lui ai raconté ma conversation avec Suze.

Elle a froncé les sourcils. « Mon Dieu, c’est horrible. Rachel semble être une tailladeuse.

— Une quoi ?

— Automutilation. C’est un trouble de la personnalité. Les gens se coupent, se brûlent, ce genre de trucs. Suffisamment pour souffrir, mais pas pour s’abîmer vraiment. Ce n’était donc sans doute pas une tentative de suicide. Tu disais qu’elle avait des psychotropes dans sa salle de bains ? »

Sa réserve de médicaments, le genre prescrit pour le TDAH, les TOC, la dépression, l’angoisse, il y avait même deux ou trois antipsychotiques. La plupart avaient été prescrits à Rachel, même si j’avais repéré un nom différent sur quelques étiquettes — Carlos je-ne-sais-plus-quoi, son pote de bar.

La télépathie tau d’Amanda était assez sensible pour qu’elle devine ce qui me passait par la tête. « Tu n’as pas profité d’elle, Adam. Tu ne savais pas qu’elle était folle avant de…

— Avant d’avoir profité d’elle.

— Non. Tu n’as rien fait de mal. D’imprudent, peut-être, mais pas de mal. C’est comme ça, avec les non-Taus. Ils sont imprévisibles. Pas toujours mauvais, mais dangereux de bien des manières, pour eux comme pour les autres. »

J’ai rouvert mon téléphone pour rappeler celui de Rachel, et constaté avec satisfaction qu’il était « occupé ». J’ai espéré que ça signifiait que Suze faisait ce que je lui avais dit.

« Rachel a des problèmes dont tu ne pouvais rien savoir. Je préférerais éviter que tu sois un dommage collatéral.

— Je pense à Suze. Elle fait partie des dommages collatéraux ? » J’ai regardé les autres dans la pièce, ma tribu, nous nous appuyions tous en quelque sorte les uns sur les autres. Suze n’avait pas de tribu. Elle n’avait presque pas de mère.

Amanda a reculé d’un pas. « Je voulais dire que… »

J’aurais pu deviner le reste de sa phrase. Mon bien-être comptait davantage pour elle que celui de Rachel. Elle ne voulait pas que je souffre. Hors de Tau, les gens étaient imprévisibles et les relations avaient mille et une façons de mal tourner. Les méprises étaient inévitables. Et ainsi de suite.