Mais elle n’a pas terminé sa phrase.
Sur le moment — celui où les fenêtres se sont fracassées, où les rideaux ont gonflé comme poussés par un doigt invisible, où Amanda s’est effondrée avec un air surpris —, nous n’avons pas compris ce qui se passait. Plus tard, nous avons reconstitué la succession d’événements :
Gordo MacDonald avait mis son équipe en alerte. Tau de Cleveland ayant servi comme sous-lieutenant dans les Marines, Marcy Britnell explorait donc l’orée du bois à l’ouest avec un pistolet et des lunettes infrarouges quand elle avait repéré une silhouette dans la forêt. Cette silhouette semblait porter un fusil, ce dont Marcy a discrètement rendu compte sans la quitter des yeux.
Comme il ne voulait pas qu’elle intervienne seule, Gordo lui a dit de rester en position le temps qu’il lui envoie deux autres agents en renfort. Marcy a suivi les ordres jusqu’à ce qu’elle voie la silhouette lever son fusil vers la maison. Elle a alors mis l’inconnu en joue en lui criant de baisser son arme.
L’homme n’a pas baissé son arme. Il a même commencé à la faire pivoter en direction de la voix de Marcy. Ne sachant pas à quel point elle était visible sous la lune, la jeune femme n’a pas pris de risques. Elle a pressé la détente.
L’inconnu a pivoté d’un coup à gauche, de toute évidence blessé, et a lui-même tiré par réflexe.
La balle qui est sortie de sa carabine, une Remington 783, est passée loin de Marcy Britnell, mais a foncé vers la maison, brisé une branche de pin, traversé le verre des portes-fenêtres coulissantes de la terrasse, percé l’épais tissu des rideaux, filé à quelques centimètres du téléphone que Gordo tenait à l’oreille et touché Amanda juste sous l’épaule gauche, non loin de la colonne vertébrale.
J’ai quitté Amanda des yeux en entendant la balle fracasser la fenêtre. J’ai vu le rideau se gonfler puis retomber comme soulevé par un coup de vent et Gordo tout à coup bouche bée en essayant de comprendre ce qui se passait. Quand je me suis à nouveau tourné vers Amanda, elle semblait perplexe. Puis elle est tombée dans ma direction, les yeux grands ouverts, et je l’ai attrapée au vol.
À cette époque, on aimait parler de « télépathie tau ». Nous n’étions pas vraiment télépathes, bien entendu, mais nous en avions souvent l’impression tant nous nous comprenions profondément, intuitivement. Ce que nous avons découvert cette nuit-là sur l’île Pender était encore plus profond que la télépathie tau. Appelez ça la fureur tau.
Amanda m’est tombée dans les bras, en s’efforçant de dire quelque chose qui lui est sorti des lèvres comme un murmure étouffé, et le temps s’est mis à avancer par à-coups en une succession de moments statiques, d’instantanés pris dans une lumière éblouissante. N’importe qui dans la pièce pourrait sans doute en dire autant. Mais nous avons travaillé de concert malgré notre confusion. Je suis tombé à genoux sous le poids d’Amanda. Je l’ai aidée à s’allonger sur son flanc droit. Je voyais la blessure, à présent, une fleur de sang sur le dos de son chemisier blanc et froissé. La plaie saignait beaucoup, mais par écoulement et non par jaillissement. Les paupières d’Amanda ont battu et ses yeux se sont révulsés.
« Amanda ? » ai-je appelé.
Des mains m’ont écarté et Gordo MacDonald s’est agenouillé à ma place. « J’ai une formation de secouriste d’urgence et Marcy arrive — elle a servi comme infirmière sur le terrain en Afghanistan. Laisse-nous nous en occuper. »
Avant que je puisse répondre, il débarrassait Amanda de son chemisier à l’aide d’un couteau qu’il venait de sortir de sa ceinture. Amanda a eu une espèce de hoquet qui a fait un bruit d’eau bouillonnant sur des rochers.
La porte d’entrée s’est ouverte presque aussitôt. C’était Marcy, hors d’haleine, avec une mallette en plastique de la taille d’un nécessaire de voyage. Une trousse de premiers secours, qu’elle avait cachée dans le coffre d’une des voitures venues par le ferry. Elle semblait à bout de forces et de souffle, mais elle est allée droit sur Gordo et Amanda. Elle a inspecté la plaie, vérifié le pouls, appelé Amanda par son nom et obtenu une vague réaction. « Tiens bon », a dit Marcy avant de se tourner vers Gordo pour ajouter à voix basse : « On a besoin de médecins professionnels.
— Le tireur ? a demandé Gordo.
— Nelson l’amène. »
Damian, qui parlait à un Tau vancouverois, a posé le téléphone pour se lancer dans une brève et intense conversation avec Gordo. Je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. Je ne m’intéressais encore qu’à Amanda.
Elle était assez consciente pour murmurer quelque chose sur la douleur. Sortant de sa trousse une seringue, Marcy a injecté une dose de morphine avec une efficacité qui dénotait une certaine expérience. Les yeux d’Amanda se sont presque aussitôt mis en berne. « Elle va s’en sortir, Adam, m’a dit Marcy par-dessus son épaule. Je te le dis comme je le pense.
— Il lui faut un hôpital.
— C’est en cours », a lancé Damian de l’autre bout de la pièce.
Il y avait deux médecins sur Pender et un petit hôpital régional non loin de là sur l’île de Salt Spring, mais nous avions besoin de mieux et de plus rapide. Malgré l’heure, trois coups de téléphone ont suffi à Damian pour trouver un Tau qui gérait un service d’hélico-taxi depuis Tsawwassen. Vingt minutes plus tard, un Sikorsky S76 avait décollé, Damian ayant localisé près de Ladner un médecin tau qui avait accès à une clinique pourvue de tout l’équipement nécessaire. Le praticien a accepté d’examiner et de soigner Amanda sans signaler la blessure par balle, du moment qu’une opération chirurgicale complexe pouvait être évitée… et Marcy nous avait rassurés sur ce point.
Pendant qu’on prenait ces dispositions, un des agents de Gordo, celui qui s’appelait Nelson, est monté sur la terrasse détrempée par la pluie en soutenant le tireur blessé. Damian l’a intercepté à la porte : « Pas à l’intérieur… il mettrait du sang partout. » Le tireur s’est effondré sur les planches de bois dur.
Plus tard, quand nous avons discuté des événements, c’est comme ça qu’on l’a appelé : le tireur. Parce qu’on avait entendu ce mot à la télé et dans les films. Mais ce n’est pas de cette manière que j’ai pensé à lui sur le moment. Pas alors qu’Amanda continuait à perdre du sang. Je le considérais plutôt comme le fils de pute qui avait essayé de détruire tout ce qui donnait de la valeur à mon existence.
J’ai suivi Marcy et Gordo sur la terrasse. Le tireur était un type maigre avec un de ces longs visages qu’on voit parfois aux gens très grands, comme si on avait tiré ses traits dans le sens vertical. Ses cheveux mouillés pendaient sur son front comme deux ailes noires. Il avait le regard inquiet mais vague. Marcy l’avait atteint à gauche sous les côtes. Le sang avait coagulé sur sa chemise en coton et décoloré son jean sur toute la cuisse gauche. Marcy l’a regardé. « Oh, mon Dieu, a-t-elle dit. Gordo…
— Je sais », a répondu Gordo.
L’homme mourait sans que ni Marcy ni personne n’y puisse rien. C’est ce que j’ai conclu de leurs silences.
Je m’en suis réjoui.
La haine est une émotion purificatrice. Avant cette nuit-là, j’aurais dit que je ne détestais presque personne. Mais l’antipathie et le mépris ne sont pas la haine. Ce sont des émotions insipides, creuses. La véritable haine est un bulldozer. Elle veut démolir et détruire. Elle ne souffre aucune résistance.
J’ai baissé les yeux sur ce tas de merde en forme d’être humain, qui a levé les siens voilés de douleur. Des larmes de colère ou de frayeur s’en sont échappées. Je me suis agenouillé nez à nez avec lui. Ses yeux de cochon se sont plissés. Son haleine puait le clou de girofle, odeur qui se mêlait à celle de cuivre émanant de tout le sang qu’il perdait. Je lui ai ordonné de me dire son nom.