Dans mon dos, Gordo a essayé d’attirer mon attention. « Adam… »
Le tireur ne disait rien, il était sur le qui-vive. J’ai donc mis mes mains sur sa gorge. J’ai senti les poils rêches aux endroits qu’il avait rasés ce matin-là. J’ai senti sa pomme d’Adam s’agiter frénétiquement sous mes doigts. Ses lèvres se sont efforcées de prononcer quelque chose. Je l’ai laissé reprendre sa respiration.
« Va te faire foutre », a-t-il chuchoté.
Gordo m’a tiré en arrière avant que je puisse aller trop loin. « Adam, on sait qui c’est. On a son portefeuille. Son permis de conduire. Sa carte de crédit. Son téléphone. » Il a regardé l’agonisant et je me suis rendu compte que cette haine en moi coulait aussi en Gordo, Damian, Marcy et tout le monde dans la maison. C’était un seul et immense fleuve. Peut-être la ressentaient-ils de façon moins intense que moi, mais c’était une haine véritable et viscérale.
« Demain, à la même heure, a dit Gordo, il n’aura plus aucun secret pour nous. On saura où il vit, qui sont ses amis, pour qui il travaille. On sait déjà que c’est un amateur. Garder comme ça ses affaires personnelles sur lui… »
Les lèvres du tireur ont remué à nouveau, comme s’il n’arrivait pas à dire quelque chose.
Marcy a pris sa trousse de secours, s’est brièvement entretenue à voix basse avec Gordo et Damian, puis a rempli une seringue avec un petit flacon brun.
« Tenez-le, a-t-elle dit. Je ne veux pas qu’il me le fasse tomber des mains. »
Gordo s’est appuyé sur le tireur en lui immobilisant les jambes et le bras gauche. J’ai tendu son bras droit pour que Gordo puisse découper la manche jusqu’au coude avec un canif. Quand Marcy lui a enfoncé l’aiguille dans le biceps, le tireur s’est cambré en un vague spasme de résistance. J’ai demandé à Marcy ce qu’elle lui administrait.
« Analgésique, a-t-elle répondu d’un ton sec.
— Comment ça, pour qu’il se sente mieux ?
— Suffisamment pour ça. Et pour autre chose. »
Le tireur s’est débattu de toutes ses forces en l’entendant. Mais pas longtemps.
11
On pourra comprendre — ou peut-être pas — que j’aie mis deux jours à penser à rappeler Rachel Ragland.
Elle n’a pas décroché, aussi ai-je laissé un message d’excuse en lui demandant de me contacter. Un jour de plus a passé. Rien. J’ai pris ma voiture pour aller sonner chez elle depuis le hall de son immeuble. Pas de réponse. J’ai donc appelé les hôpitaux des environs et l’ai trouvée au Vancouver General. Elle y était « en observation » et les visites, pour ceux qui ne faisaient pas partie de sa famille, se déroulaient entre 14 heures et 18 heures, à sa discrétion.
D’après ma montre, cela me laissait une fenêtre de trois heures, et l’hôpital ne se trouvait qu’à vingt minutes de là. Il n’avait pas plu depuis le week-end. Le temps était passé à une accalmie automnale, toute en ciel bleu pâle et brises vivifiantes, et le trajet ne posait aucun problème. J’avais malgré tout l’impression qu’une partie transparente en moi s’était opacifiée : je regardais le monde par un objectif comme embué.
Rachel était hospitalisée dans une unité du service psychiatrique. Une unité fermée, même si c’était moins horrible qu’il n’y paraissait : cela signifiait seulement que patients et visiteurs ne pouvaient franchir sans autorisation les portes de verre renforcé situées juste à côté du poste des infirmières. J’ai attendu vingt minutes que quelqu’un trouve Rachel, lui donne mon nom et détermine si elle voulait bien me recevoir. Un infirmier (un jeune en blouse bleu pastel) m’a enfin fait signe d’entrer, puis m’a conduit à son lit.
Elle était assise dedans, vêtue d’un pantalon, d’une chemise de flanelle à carreaux et de pantoufles, un vieux livre de poche à la main. Elle a posé sur moi un long regard pénétrant. Elle était propre et mentalement assez vive, mais un certain relâchement autour des yeux indiquait qu’elle était à nouveau sous médicaments. « Ils croient que je suis suicidaire, a-t-elle lancé avant que je puisse dire un mot. Du coup, je suis coincée ici. Mais je ne faisais que me couper. » Elle a tendu le bras gauche pour me montrer le pansement de coton et de sparadrap qui s’étendait du coude au poignet. « Tu savais que ça existait, des gens qui se coupent de temps en temps ?
— J’en ai entendu parler.
— Eh bien, j’en fais partie.
— Je n’aurais pas cru : je n’ai jamais vu…
— … de cicatrices ? C’était la première fois que je me coupais au bras. D’habitude, je me limite aux jambes. Tout en haut, pour pouvoir porter un short sans que ça se voie. Mais pas un maillot de bain. Ce qui n’est pas grave, vu que je ne nage pas. Et j’étais à peu près remise quand tu m’as vue sans vêtements. J’avais été bien. En voie de guérison. Mais tu aurais pu trouver des cicatrices, si tu avais cherché. » Elle a glissé un marque-page dans son roman, qu’elle a posé. « Alors, tu viens pour quoi ?
— Suze m’a appelé. Cette nuit-là.
— Ouais, je sais. On m’a raconté. Tu lui as dit d’appeler le 911.
— Exact.
— Alors qu’elle n’était pas censée le faire.
— C’est ce qu’elle a dit, mais…
— Parce que je lui ai appris comme ça. Tu sais pourquoi ? À cause de ces putains d’assistantes sociales ! Il y a eu deux incidents avant que j’aie mes médicaments, du coup je suis fichée chez eux ou je ne sais quoi. Je suis en quelque sorte mise à l’épreuve maternelle. »
Un aide-soignant qui passait avec une boîte de gaze a ralenti en penchant la tête. Rachel a baissé la voix jusqu’à ce qu’il soit hors de vue. « C’est comme la NSA, ici, ils surveillent tout le temps. C’est là qu’on met les gens à qui on ne peut pas faire confiance.
— Tu étais inconsciente quand Suze a appelé. Elle n’arrivait pas à te réveiller.
— Je m’étais tailladée, ouais, et peut-être un peu trop profond, et comme j’avais honte de moi, j’ai pris une double dose de médicaments que j’ai fait descendre à la vodka-orange. Parce que je voulais vraiment, vraiment dormir. Et bon, ça a marché. Je me suis éteinte comme une ampoule, direct sur le canapé. En saignant encore un peu. Le temps de coaguler. Bon, j’imagine que Suze a eu peur, et je m’en veux vraiment, vraiment pour ça. Mauvais calcul de ma part. Mais tu m’enlèverais ma gamine à cause de ça ?
— Non…
— Pourtant tu l’as fait. C’est exactement ce que tu as fait en disant à Suze d’appeler le 911. Du coup, ils la mettent temporairement en famille d’accueil. En attendant une évaluation. Ils ne veulent même pas me laisser lui parler. Ils disent qu’on peut organiser une visite, mais pas avant que les médecins décident que j’en suis capable. » Ses yeux se sont remplis de larmes qui devaient sans doute autant au chagrin qu’à la colère. « Ils m’ont pris mon bébé !
— Je suis désolé.
— Bordel, j’adorerais que ce soit entièrement ta faute. Je me sentirais un peu mieux. Sauf que prendre l’appel de Suze… t’inquiéter pour moi… Je ne peux pas vraiment t’en vouloir pour ça.
— Merci, Rachel.
— Ce pour quoi je t’en veux, par contre, c’est… » Elle a hésité et s’est mordu la lèvre, comme si elle se demandait de quelle manière procéder.