Elle m’a aidé à l’ajuster sur mon crâne. Le bandeau était lourd, avec toute son électronique, mais d’un confort surprenant. Miriam l’a connecté à l’ordinateur. Le moniteur placé en face de moi n’était pas relié à celui-ci. Je ne voyais pas ce que Miriam regardait sur l’écran.
« L’initialisation va prendre une ou deux minutes, a-t-elle annoncé. Les informations que nous recueillons sont presque toutes analysées plus tard, mais l’acquisition des données nécessite à elle seule beaucoup de calculs. »
Je me suis demandé si elle avait lancé cette acquisition. Notre conversation faisait-elle partie du test ? Elle a semblé anticiper la question : « L’évaluation n’a pas encore commencé. Aujourd’hui, vous allez simplement regarder une série d’images sur ce moniteur. Rien de compliqué. Comme je vous disais, nous nous occupons de données de référence.
— Et la prise de sang ? Ce n’était pas pour le dépistage de stupéfiants ?
— Si, mais également pour celui d’une série de métabolites primaires et secondaires. Je sais que cette approche peut sembler se faire au petit bonheur la chance, monsieur Fisk, mais tout est lié. Ce qui pourrait d’ailleurs être le slogan d’InterAlia, s’il nous en fallait un autre : tout est lié. Une grande partie de la science moderne cherche à comprendre les schémas d’interaction. Pour l’hérédité, c’est le génome. Pour l’expression de l’ADN, on parle du protéinome. En science du cerveau, c’est ce qu’ils appellent le connectome : la manière dont les cellules cérébrales se connectent et interagissent, chacune de leur côté ou en groupes. Meir Klein a inventé le mot socionome pour désigner la carte des interactions humaines caractéristiques. Mais chacun influence les autres, de l’ADN à la protéine, de la protéine aux cellules cérébrales, des cellules cérébrales à votre manière de réagir aux gens au bureau ou à l’école. Pour vous affecter à une Affinité, il faut qu’on détermine votre localisation sur toutes ces différentes cartes. »
J’ai dit que je comprenais. Elle a consulté une fois de plus son ordinateur portable. « Bon, on peut commencer. Quand j’aurai quitté la pièce, le moniteur vous montrera une série de photographies, comme un diaporama, cinq secondes par image. Au bout de vingt minutes, pause-café, puis on repart pour vingt autres minutes. On ne vous demande rien d’autre que regarder. D’accord ? »
Tout s’est passé comme elle l’a dit. Les images n’étaient pas faciles à classer en catégories. Elles montraient surtout des êtres humains, mais quelques-unes représentaient des paysages ou des objets inanimés, par exemple une pomme ou un clocher. Les photos des êtres humains provenaient d’un large échantillon de cultures et d’âges, avec autant d’hommes que de femmes. Dans la plupart, les gens n’y faisaient rien de spectaculaire : ils bavardaient, préparaient le repas, travaillaient. J’ai essayé de ne pas suranalyser ni les images ni la manière dont j’y réagissais.
Et ainsi s’est terminée la première des cinq séances.
« On se revoit demain soir », a dit Miriam.
Le test du lendemain s’est effectué avec le même bandeau, mais au lieu de photographies, le moniteur a affiché des mots, un à la fois, en minuscules : tout ce que j’avais à faire était les lire à voix haute. Quelques secondes plus tard, un autre le remplaçait. Et cætera. J’ai tout d’abord trouvé bizarre d’être assis seul dans une pièce à dire des trucs comme : « Animal. Approche. Conciliation. Sous-marin. Chanson. Culpabilité. Perspective… » mais j’ai vite eu l’impression de faire un boulot, assez fastidieux et sans difficultés particulières.
À la pause, Miriam est venue m’apporter une tasse de café. « Je me suis rappelé comment vous l’aimiez. Au lait et avec un sucre, non ? Mais vous préféreriez peut-être un verre d’eau ?
— Le café ira très bien. Merci. Je peux vous poser une question ?
— Bien sûr.
— Une question personnelle ?
— Allez-y.
— Vous faites partie d’une Affinité ? Enfin, si vous avez le droit de le dire.
— Oh, pas de problème. Les employés peuvent passer l’évaluation gratuitement. Je l’ai fait. Je connais mon Affinité. Mais non, je n’ai jamais intégré une tranche.
— Pourquoi ça ? »
Elle a levé la main gauche pour me montrer sa modeste alliance en or. « Mon mari a été évalué aussi, mais ça n’a rien donné. Et je ne veux pas m’engager dans un cercle social où il ne peut pas être admis. Ce n’est pas un problème insurmontable, puisque les tranches organisent des activités secondaires ouvertes aux conjoints. Mais il n’aurait pu participer à aucune des fonctions officielles. Ça ne me plaisait pas. C’est pour ça que les Affinités existantes contiennent un peu plus de jeunes célibataires, divorcés ou veufs que la normale. Nous pensons que ce déséquilibre se corrigera avec le temps, au fur et à mesure que les gens font des rencontres et trouvent quelqu’un dans leur groupe d’Affinité. C’est une tendance qu’on observe déjà.
— Il vous arrive de regretter de ne pas avoir intégré une tranche ?
— Je regrette de ne pas avoir ce que tant de nos clients trouvent aussi utile et aussi stimulant. Bien sûr. Mais j’ai pris ma décision en épousant mon mari et c’est une décision qui me satisfait.
— Vous êtes de quelle Affinité ?
— Ça, c’est une question personnelle. Mais je suis tau, pour tout vous dire. Et je trouve réconfortant de savoir que j’ai un endroit où aller, si un jour j’ai besoin de faire appel à des gens véritablement de confiance. Mais remettons-nous au travail, vous voulez bien ? »
Le lendemain, Jenny Symanski m’a téléphoné.
Certaines personnes considéraient Jenny comme ma copine. Je n’étais pas sûr d’en faire partie. Cela dit sans méchanceté pour elle : c’est seulement que notre relation avait quelque chose de perpétuellement instable et que ni elle ni moi n’aimions lui donner un nom.
« Salut, a-t-elle dit. Je te dérange ? »
Elle appelait de Schuyler, dans le nord de l’État de New York, ville où j’étais né et où vivait toute ma famille. Depuis que j’en étais parti, deux ans plus tôt, pour suivre des études de graphisme au Sheridan College, je n’avais revu Jenny qu’à l’occasion de mes quelques retours là-bas. « Pas particulièrement.
— T’es sûr ? T’as l’air soucieux.
— Plus ou moins. Je t’ai raconté que j’avais postulé pour un stage dans une agence de pub du coin, je crois ? J’attends toujours leur réponse. J’avais cours ce matin, mais vu que je suis rentré…
— Je ne veux pas t’ennuyer alors que tu as tant de choses qui te préoccupent. »
Elle était d’une étrange sollicitude. « T’inquiète.
— Tu sembles prendre la situation plutôt bien.
— Quelle situation ? Le stage ? Le marché du travail est merdique, ce n’est pas nouveau. »
Un long silence.
« Jenny ?
— Oh. Merde. Aaron ne t’a pas appelé, donc ?
— Non, pourquoi il m’appellerait ? » Un autre silence. « Qu’est-ce qu’il y a, Jen ?
— Ta grand-mère est à l’hosto. »
Je me suis laissé tomber sur le canapé. Dex et moi l’avions récupéré sur le trottoir où un voisin l’avait sorti pour les éboueurs. Les coussins, défoncés, étaient usés jusqu’à la corde et on n’arrivait jamais à s’asseoir confortablement dessus, mais à cet instant-là, j’étais comme anesthésié. On aurait pu me plonger une épée dans le corps.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Bon, elle va bien, dans l’ensemble, d’accord ? Elle n’est pas morte. Ni mourante. À ce qu’il paraît, elle s’est réveillée en pleine nuit avec une douleur dans la poitrine, des suées et des vomissements. Ton père a appelé les secours.