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« Vas-y. Dis-le.

— Je ne sais pas trop comment le dire, mais… Moi ici et Suze en famille d’accueil, je ne peux pas m’empêcher de me dire que rien de tout ça ne serait arrivé si j’étais tau. Tu n’aurais pas appelé le 911, dans ce cas, pas vrai ? Tu aurais appelé un autre Tau. Ou plusieurs autres Taus. Un gentil petit couple tau s’occuperait de Suze, et après avoir été soignée dans une clinique tau, avec toute une tranche pour s’assurer que je prends bien mes médicaments, je la récupérerais rapidement. Qu’est-ce que t’en penses, Adam ? C’est à peu près ça ? »

Je n’avais pas besoin de répondre. C’était exactement ça.

Je suis resté encore quelques minutes. Une infirmière est passée avec un gobelet en papier et trois pilules, que Rachel a consciencieusement avalées. Elle a ensuite pris une gorgée d’eau et ouvert la bouche pour montrer à l’infirmière qu’elle ne les avait pas gardées dans la bouche. Je crois qu’elle voulait que j’assiste à cette petite humiliation. Au destin auquel je l’avais livrée.

Je partais quand elle a dit : « Ça va ? Sans vouloir te vexer, Adam, tu as une mine épouvantable.

— Je manque un peu de sommeil.

— Ouais, bon… » Son regard a un peu trembloté. « … bienvenue au club. Ah, j’y repense, je voulais te dire un truc. Les types qui sont venus me voir, tu sais ? Ceux que tu as dessinés quand on était à la plage ? »

Ça semblait remonter à une éternité. « Oui ?

— Celui qui parlait le plus… j’essayais de me souvenir de son visage, puisque c’est ce que tu me demandais de décrire. Mais il avait un autre, euh, signe particulier. Pas son visage. Sa main. Il y avait un signe dessus.

— Un signe ?

— Un tatouage. Petit. Plutôt juste au-dessus du poignet, d’ailleurs. Je l’ai vu quand sa manche de chemise est remontée.

— Il ressemblait à quoi ? »

Les médicaments commençaient à faire effet. Elle a souri d’un air rêveur. « À une fenêtre.

— Comment ça, une fenêtre ?

— Un rectangle. Vertical. Avec une ligne au milieu. Comme une fenêtre à l’ancienne, le genre qu’on ouvre en remontant le panneau du bas. Tu vois de quoi je parle ? Une sorte de H, mais avec trois lignes horizontales, en haut, en bas et au milieu. Ça veut dire quelque chose ?

— Oui, ai-je répondu. Absolument. »

Nous avons mis fin à notre opération de Vancouver en novembre de cette même année. À ma grande joie, tant j’avais le mal du pays. Lisa et Loretta me manquaient. Leur grande maison chaleureuse à Toronto aussi. Je voulais y être quand elles prépareraient le sapin de Noël… qui consistait la plupart du temps en un énorme épicéa orné de boules victoriennes, d’anges en verre filé, de menoras argentées et de toute autre décoration religieuse ou profane que les membres de la tranche avaient envie d’accrocher dessus. Je voulais être rentré pour Noël, Hanoukka, Kwanzaa, Dongzhi, Pancha Ganapati, Shabe Yaldā, les saturnales et le reste. C’est ce que je voulais.

Damian devait regagner Toronto pour une autre raison. Son cabinet d’avocats y était installé et la guerre entre Tau et InterAlia se livrait à coups d’assignations en justice et de rendez-vous au tribunal. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose : InterAlia se trouvait considérablement affaiblie, ce qui nous donnait des marges de manœuvre. La valeur boursière de l’entreprise n’avait jamais été aussi basse et, à en croire les rumeurs, le dépôt de bilan était imminent.

La veille de notre départ de Vancouver, Damian et moi sommes allés dîner tôt. On trouvait à deux ou trois rues de Robson un restaurant qui servait de bonnes escalopes viennoises à un prix abordable. Le personnel en était venu à reconnaître en nous des clients réguliers, tout comme il devait reconnaître les deux agents de sécurité taus qui entraient habituellement sur nos talons et veillaient sur nous depuis leur propre table. Ce n’était pas encore le coup de feu, aussi avions-nous assez d’espace et d’intimité pour parler librement.

Des années durant, Damian et son cabinet s’étaient lancés dans des batailles rangées contre InterAlia sur l’autonomie de Tau. Jalouse de sa propriété intellectuelle, la société ne voulait surtout pas qu’une quelconque décision de justice reconnaisse les Affinités comme des quasi-ethnies, même d’origine artificielle. Mais depuis quelque temps elle était handicapée par de multiples contestations judiciaires : actions de groupe, procès pour discrimination. La plupart des Affinités — avec Tau en pointe — avaient créé des institutions à l’usage exclusif de leurs membres. Nous avions par exemple monté un réseau de centres de réinsertion taus, où le personnel était composé de Taus et où on soignait les Taus toxicomanes. Ces centres connaissaient une réussite spectaculaire, avec deux fois moins de rechutes que les traitements standard, mais refusaient en permanence des patients non taus. Cela voulait-il dire qu’il y avait discrimination de la part de nos cliniques (ou de nos services financiers, autre domaine dans lequel Damian avait fait œuvre de pionnier) ? InterAlia n’approuvant pas officiellement ces entreprises réservées aux Affinités, Tau avait dû repousser des attaques en justice du même genre ; dans toutes ces affaires, nos avocats avaient essayé de faire produire en justice les protocoles de tri d’InterAlia, et InterAlia avait systématiquement résisté, d’où de coûteux règlements à l’amiable ou de longues batailles judiciaires, dont certaines s’acheminaient alors vers des décisions de la Cour suprême.

Mais rien de tout ça n’était neuf. La veille, m’a appris Damian, InterAlia avait jeté ses cartes et quitté la partie. « Entre autres parce qu’ils ont découvert que Klein s’était débrouillé pour publier leurs algorithmes propriétaires partout sur Internet. Entre ça et le procès en cours, les jeux étaient déjà faits.

— Je crois comprendre. Mais dans ce cas, pourquoi se donner la peine d’assassiner Klein ?

— C’est simple : ils ne l’ont pas assassiné. »

J’ai cillé. Notre théorie depuis que nous avions appris la mort de Klein était qu’il s’agissait d’un coup d’InterAlia. Qui d’autre cela pouvait-il être ?

Damian a gardé le silence quelques instants, suivant des yeux les clients qui entraient et sortaient par la porte à tambour. Notre serveur est venu nous resservir du café, mais a eu le bon sens de ne pas s’attarder. « Tu te souviens de ce que t’a dit Rachel Ragland sur le tatouage que le type avait à la main ? »

Le het de l’alphabet phénicien. Le type qui l’avait interrogée faisait partie de l’Affinité Het. Ce qui était perturbant en soi. Rien dans les Affinités n’empêchait de se livrer à des activités criminelles. Toutes étaient, dans les faits, des quartiers à faible taux de criminalité, mais seulement parce que notre potentiel de coopération rendait le crime moins séduisant. À l’intérieur des Affinités, la jalousie était atténuée, la cupidité marginalisée, les besoins fondamentaux de l’être humain à peu près satisfaits. Statistiquement parlant, aucune Affinité ne respectait autant la loi que Tau, mais il s’en fallait d’un cheveu. Nous aimions nous considérer comme de braves gens, ce qui était une vérité statistique. Mais nous étions comme tout le monde des agents moraux libres, et par conséquent tout à fait capables de commettre des crimes dans certaines circonstances. Pareil pour les Hets.

« J’ai vu le même genre de tatouage la nuit où Amanda a été blessée par balle, a dit Damian. Sur le type qui a tiré.

— Tu veux dire… que c’était le même type ? » Dans ce cas, ma carrière de dessinateur de portraits-robots était mort-née. Le tireur de l’île Pender ne ressemblait ni de près ni de loin à l’un ou l’autre de mes deux dessins.