Damian a secoué la tête. « Non, mais il avait le même tatouage. Sur la nuque, juste sous son col de chemise. Nous avons donc demandé à nos experts d’étudier de plus près ce que disent les modèles de Klein sur les interactions des Affinités et ce qu’elles pourraient donner avec des Affinités autonomes et indépendantes. Les résultats obtenus sont surprenants. Certaines des plus petites Affinités, comme Mem et Resh, déclinent et finissent par disparaître. D’autres prennent de l’importance. Certaines croissent et s’enrichissent assez pour exercer une véritable influence politique et économique.
— C’est pour ça que Klein nous a donné les informations, non ? Il voyait Tau comme une influence potentiellement puissante. Une influence bénéfique.
— D’autres peuvent être puissantes mais pas nécessairement aussi bénéfiques. Ce qui allume un énorme voyant rouge, surtout concernant Het.
— Ah bon ? Mais pourquoi les Hets voudraient-ils tuer Klein ? Pourquoi pourchasser les nôtres ?
— On n’est pas sûrs que ce type sur Pender ait vraiment eu l’intention de tirer sur qui que ce soit. Il était sans doute venu en reconnaissance, avec une arme pour se défendre au cas où. Il avait son portefeuille dans la poche, ce qui selon Gordo est signe d’amateurisme. On a son nom, on sait où il vivait, on a identifié sa tranche. On devrait bientôt avoir de meilleures réponses. Mais le plus probable à notre avis, c’est que les Hets se sont eux aussi procuré les données de Klein, dans lesquelles ils ont trouvé les mêmes présages que nous. Conflit potentiel, Het contre Tau. Ils ont pu vouloir frapper les premiers en nous empêchant de mettre la main sur les données de Klein, et comme ils n’y sont pas arrivés, en contrecarrant l’analyse qu’on en faisait. »
J’ai repensé à l’homme qui avait tiré sur Amanda. Il ne la visait pas, mais il ne pouvait qu’être disposé à tuer l’un d’entre nous, voire du premier au dernier d’entre nous… il n’aurait pas emporté une arme, sinon. Gordo s’était débarrassé du fusil et chargé des effets personnels du tireur. Mais je n’avais pas parlé à Gordo depuis la nuit où j’étais revenu sur le continent à bord de l’hélicoptère qui évacuait Amanda. Je savais que le tireur était mort : j’avais vu Marcy administrer l’injection létale. Damian s’était montré réticent à en dire davantage sur l’incident tant que notre enquête suivait son cours, et il avait découragé pendant plusieurs semaines toute question sur le sujet. Mais puisqu’il venait de l’aborder, je lui ai demandé ce qu’étaient devenues les autres traces du drame… l’automobile du tireur, s’il en avait une. Son corps.
« Le tireur avait laissé sa voiture garée sur le port du ferry à Tsawwassen, mais on la retrouvera un jour, si jamais on la retrouve, sur un chemin forestier non loin de la frontière américaine.
— L’équipe de Gordo l’a déplacée ?
— Gordo et son équipe ont été très utiles pour retrouver les douilles utilisées comme pour laver la terrasse. C’est quelque chose dont on va avoir besoin, d’ailleurs… une force de sécurité tau permanente. Des Taus avec les compétences appropriées auxquels faire appel en cas de besoin. Une fois qu’on ne payera plus InterAlia, il faudra qu’on se serve des sommes dégagées pour mettre ça en place.
— Et le corps ?
— Notre pilote d’hélicoptère est revenu le chercher.
— Et ?
— Et… » Damian m’a regardé, puis s’est détourné. « Il y a beaucoup d’eau dans le détroit de Géorgie. On perd facilement des choses dedans. »
Nous avons réservé un vol pour Toronto dès qu’Amanda a obtenu de son médecin l’autorisation de voyager.
Après l’atterrissage à Pearson International, nous avons pris un taxi sous les premiers flocons de neige de l’année. De minuscules flocons brillants, le genre qui remonte à la moindre brise et serpente en lignes étroites sur les routes. « Petit avant-goût de l’hiver, nous a dit le chauffeur. Rien de plus. »
Damian n’a pas répondu, sinon par un léger sourire. Amanda ne se montrait guère plus bavarde, le bras gauche en écharpe pour ménager les muscles en cours de cicatrisation dans son épaule. Elle était maussade, d’une humeur chagrine qui persistait depuis qu’elle avait repris conscience dans une clinique ambulatoire des faubourgs de Vancouver. Démoralisée par ce qui lui était arrivé, comme n’importe qui l’aurait été à sa place. Mais je ne sentais en elle ni peur ni traumatisme, ce qui m’inspirait amour et admiration. Pas de peur, mais une colère nouvelle et tangible. On aurait dit que la balle du tireur avait fait entrer en elle quelque chose de pointu et de froidement lumineux.
Lisa nous attendait devant la porte d’entrée de la maison de tranche. Damian a payé le taxi et nous avons monté les marches en bois pour aller la serrer dans nos bras (Amanda l’a fait avec précaution à cause de sa blessure). J’ai eu pour ma part l’impression d’embrasser une figurine en porcelaine. Les cheveux blancs de notre vieille amie, qui était à deux ans de son quatre-vingtième anniversaire, sentaient le shampoing qu’elle avait utilisé dans la matinée et la brioche à la cannelle qu’elle avait préparée dans l’après-midi. « Bienvenue chez vous, a-t-elle dit. Entrez, entrez. Loretta n’est pas très mobile aujourd’hui, mais elle attend dans le salon. Vous avez sûrement froid. Et faim ou même soif. »
C’est ici chez moi, ai-je pensé. Un foyer qui vaut la peine qu’on le défende. Et qu’on meure pour lui, si on en arrivait là.
Le 1er décembre, nos techniciens avaient monté un prototype de testeur affinitaire portable et opérationnel que nous avons testé sur la tranche.
Les types de la théorie sociologique essayaient toujours de déterminer les implications à long terme de la disponibilité d’un appareil de ce genre. Amanda et moi avons essayé d’expliquer tout cela à Trevor Holst pendant la fête de Noël de notre tranche : rentré après le congrès annuel, Trev n’avait pas été informé durant la crise à Vancouver. Certaines choses ne pouvaient pas lui être dites au téléphone, comportement que nous trouvions gênant avec un proche d’Amanda, mais nous pouvions à présent parler en toute liberté.
Je voyais dans ses cheveux un soupçon de gris qui n’y était pas quand nous avions fait connaissance sept ans plus tôt, mais physiquement, il restait toujours aussi imposant. Il vivait seul depuis que son dernier amant l’avait quitté six mois plus tôt pour aller à Phoenix épouser un entrepreneur-couvreur rencontré dans une soirée tau. Il ne lui gardait aucune rancune, « mais j’ai du mal à m’y habituer. Le lit me semble toujours vide quand il n’y a que moi dedans ».
Il nous l’avait dit non pour se faire plaindre, mais simplement pour nous informer de sa situation. Ses yeux s’étaient écarquillés comme des soucoupes quand il avait découvert le bras en écharpe d’Amanda. « Ça ne fait pas mal, l’avait-elle rassuré. Du moins, plus maintenant. »
La balle avait déjà perdu l’essentiel de sa vélocité avant de traverser la vitre et les rideaux de la maison louée par Damian sur l’île Pender. Elle avait atteint Amanda dans le haut du dos, lui avait ouvert l’épaule, fêlé une côte et endommagé un certain nombre de tissus mous. Une blessure à peine plus grave aurait nécessité une importante intervention chirurgicale dans un hôpital, où des questions gênantes auraient été posées. En l’occurrence, Amanda en garderait une cicatrice à vie.
Peut-être en garderait-elle aussi de moins visibles. Cette soirée à la maison de tranche aurait dû être l’occasion de réjouissances. Lisa avait passé la journée dans la cuisine, si bien que le buffet débordait. L’arthrite de Loretta limitait ses déplacements, mais elle boitillait avec courage de l’un à l’autre, d’une gentillesse toujours aussi paisible. Toute la tranche était venue, plus quelques anciens membres ayant déménagé hors de notre secteur et même quelques amis taus de tranches voisines. C’était l’éventail de mon univers social, des gens que j’aimais et qui m’aimaient, dont un bon nombre avaient passé quelques moments agréables dans mon lit et renouvelleraient peut-être cette expérience si les astres étaient alignés correctement. C’était l’occasion de réjouissances. Mais Trevor et moi sentions que quelque chose de grave tracassait Amanda. Si bien qu’après le dîner, alors que la demeure se remplissait du murmure de discussions légères et enjouées, nous avons monté l’escalier.