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En été, nous serions passés sur le toit pour regarder la lune se lever sur la ville. Mais il faisait trop froid pour cela, aussi avons-nous préféré aller au grenier… qui n’en était pas vraiment un, mais une chambre sous les combles au deuxième étage, qui était trop petite pour y loger quelqu’un, trop chaude en été, et dans laquelle Lisa et Loretta avaient entreposé quelques pièces de vieux mobilier. Une fenêtre d’une seule vitre y donnait à l’arrière sur le jardin ainsi que sur le ravin bondé de chênes et d’érables dénudés. Il y avait là trois antiques fauteuils alignés face à la fenêtre opaque de givre et nous nous sommes assis dans cette étrange luminescence créée par la lune en traversant la glace. Amanda a sorti de son sac une pipe qu’elle a bourrée de cannabis finement haché. Quand elle me l’a passée, j’ai senti le goût de son rouge à lèvres sur le tuyau. J’ai regardé Amanda avec un sourire qu’elle m’a rendu, mais son regard était un peu triste. J’ai pensé : dis-le donc. Quoi que tu aies besoin de dire, dis-le.

L’Affinité Tau avait atteint un moment charnière, un point où le changement accélérait, au-delà duquel rien ne serait plus tout à fait comme avant. On en voyait les signes partout. La réévaluation que nous avions faite, par exemple. Nos techniciens nous avaient présenté leur prototype de testeur affinitaire portable : un boîtier en plastique avec deux ports de données et huit capteurs crâniens qui en pendaient comme les bras d’une pieuvre. Un appareil plus encombrant que celui que nous finirions par fabriquer en série, mais parfaitement opérationnel. Les membres de notre tranche avaient été réévalués du premier au dernier et Lisa avait annoncé les résultats ce matin-là : nous étions tous d’authentiques Taus.

« Sauf un », nous a confié Trevor en tirant longuement sur la pipe.

Amanda et moi avons tourné la tête vers lui dans la lueur de la lune. Tout était si calme que j’entendais un train siffler sur les voies de la Canadian Pacific, un kilomètre et demi plus au nord. « Qui ça ? a demandé Amanda.

— Un type affecté à la tranche il y a seulement deux semaines. En remplacement de Jody Carmody, qui déménage à Lunenburg pour raisons professionnelles. C’était censé être sa première rencontre officielle, ce soir. Je l’ai évalué moi-même. Il avait l’air un peu nerveux sur le moment, mais ça ne m’avait pas particulièrement mis la puce à l’oreille. Sauf que Lisa m’a dit hier soir que l’évaluation le classait comme un sosie : assez ressemblant au niveau sens social, mais définitivement hors de ce qu’ils appellent l’espace de phase tau. » L’ensemble des caractéristiques qui définissaient Tau.

« Comment a-t-il été affecté à une tranche, alors ?

— C’est InterAlia qui l’a évalué, pas vrai ? Peut-être qu’InterAlia nous a glissé un sosie. Quelqu’un qui pourrait lui raconter ce que font les Taus.

— Tu crois que c’est ça ?

— Je suis allé voir ce type ce matin pour lui apprendre la mauvaise nouvelle. Il était déjà parti. Son appartement avait été vidé du jour au lendemain. Donc, ouais, il savait. Ce n’était pas une erreur involontaire de je ne sais qui. On l’a envoyé nous infiltrer.

— InterAlia ?

— Possible. Auquel cas l’opération a été lancée avant le dépôt de bilan. Évidemment qu’il a foutu le camp… il était déjà au chômage. »

Amanda a eu l’air songeuse et la lumière glacée a fait luire son regard. « Donc, s’il n’était pas tau… Lisa a dit s’il correspondait à une autre Affinité ?

— Il rentrait dans plusieurs catégories. Presque un résultat “rien de ce qui précède”. Mais il aurait été het, quoique de justesse. »

J’ai repensé à tous les stéréotypes à moitié vrais, matière à d’innombrables numéros d’humoristes et épisodes de sitcoms. Les Taus riches et amateurs de fumette. Les Zais indolents et joviaux. Les Delts bisexuels et dingues de sexe. Et les austères et efficaces Hets, avec leurs ordres hiérarchiques complexes aux multiples échelons. Leurs pantalons à pli et leur expression sérieuse.

Ce n’était que des conneries, mais avec un noyau de vérité statistique. La plupart des stéréotypes étaient apparus sous la plume de journalistes qui exagéraient les premières études sociologiques consacrées aux Affinités. En tant que Tau, la probabilité que je consomme régulièrement du cannabis était en réalité supérieure de quelques pourcents à celle de l’ensemble de la population, et notre sens relativement aigu des affaires relevait du domaine public. Sans doute était-il tout aussi vrai que les Hets avaient une probabilité quantitativement plus élevée d’être des connards voulant tout contrôler et croyant tout savoir.

Ce qui, dans le monde tel que nous l’avions connu, n’avait guère d’importance. Toutes les Affinités avaient le même but : rassembler des personnes choisies pour leur intercompatibilité. Les Hets n’étaient pas d’incorrigibles têtes de nœud, sans quoi ils n’auraient jamais connu cette appréciable réussite matérielle. (Tau et Het étaient les Affinités aux plus forts revenus.) Et Het n’était pas un problème pour Tau, du moment que les Affinités ne se faisaient pas concurrence. Du moins, c’était vrai avant, à l’époque où InterAlia menait le jeu et édictait les règles. Les règles avaient changé.

« C’est le Far West, a dit Amanda. Il faut qu’on soit beaucoup plus prudents. Qu’on se protège. »

Elle en avait longuement discuté avec Damian. Le scénario global était plutôt simple, nous a-t-elle dit. La disponibilité d’un évaluateur portable bon marché allait faire exploser la population des Affinités. Et pas seulement en Amérique du Nord et en Europe, mais aussi dans des endroits ayant officiellement interdit l’évaluation affinitaire, comme la Russie et la Chine. Et sans InterAlia pour faire respecter les règles, les gens non alignés allaient sans doute se sentir désavantagés et mener campagne en faveur d’une supervision plus stricte. La survie des Affinités dépendrait de notre capacité à influencer l’inévitable législation. « Parce que si on n’y arrive pas, a-t-elle dit, on se retrouvera tôt ou tard dans la clandestinité, comme les cellules terroristes ou je ne sais quoi. Et vu le nombre gigantesque de personnes concernées… on pourrait bien s’acheminer vers une sorte de guerre civile.

— Arrête tes conneries, a réagi Trevor. Une guerre civile ?

— D’un genre ou d’un autre. Je veux dire, regarde tout ce que Tau fait pour nous : TauBourse ressemble à des prestations sociales et on a un réseau médical tau pour se faire soigner qu’on ait ou non une assurance-santé. Damian dit maintenant qu’on a besoin d’une force de sécurité permanente et d’une façon équitable d’établir les règles pour les Affinités sans qu’aucune tranche ou sodalité se sente lésée ou oubliée. Ce qui équivaut à une armée et à un parlement. Donc à des fonctions gouvernementales. Et les gouvernements ont tendance à être jaloux de leur pouvoir.

— Bien sûr, a dit Trevor, mais même s’ils passent des lois contre nous, je ne vois pas les Taus prendre les armes.

— Les Taus, peut-être pas. Mais d’autres Affinités pourraient le faire, au risque de nous compliquer la vie à tous. »