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Elle n’a pas dit à quelles Affinités elle pensait. Mais les Hets, ou une faction parmi eux, avaient déjà pris les armes. Un soldat het était mort, son corps avait été confié aux courants et marées du détroit de Géorgie, et nous avions découvert dans nos rangs ce qui pouvait bien avoir été un espion het. Si une guerre approchait, ses premiers coups de feu avaient déjà été tirés.

Mais Amanda ne se tracassait pas que pour cela. Elle avait besoin de nous dire quelque chose, et, Trevor l’avait compris comme moi, c’était quelque chose que nous n’avions pas envie d’entendre. Les yeux d’Amanda ne cessaient d’aller se poser sur la fenêtre recouverte de glace, comme si ce qu’elle y voyait la perturbait.

« Tout va changer, a-t-elle dit. C’est ce dont j’ai parlé avec Damian. »

Quand il était enfant, mon demi-frère Geddy avait ce qu’il appelait « le cafard du dimanche soir ». Ni lui ni moi n’avions vraiment aimé l’école. Nous adorions le vendredi après-midi, quand le week-end tout entier s’ouvrait devant nous, nous apprécions aussi le samedi et ses vingt-quatre heures de liberté distillée. Même le dimanche matin était agréable, tant que maman Laura n’insistait pas pour aller à la messe, et le dimanche après-midi s’écoulait avec la tranquillité d’un ruisseau d’automne. Mais au coucher du soleil commençait à se faire sentir le poids sinistre de la semaine à venir. Les devoirs qu’on n’avait pas terminés, le compte rendu de lecture qu’on n’avait pas rédigé.

Je venais de passer dans l’Affinité Tau sept ans qui avaient constitué le week-end le plus long et le plus heureux de mon existence. Mais soudain le cafard du dimanche soir me tombait dessus.

« On est comme les Garçons perdus, a-t-elle dit. Vous savez, dans Peter Pan. Mais il est temps de grandir. »

Encore pire.

« Il faut qu’on assume nos responsabilités. Qu’on pose les fondations et qu’on construise les murs. Damian a déjà commencé. Et il n’est pas le seul. Son succès est flagrant, mais il y a quelqu’un comme lui dans presque toutes les tranches. Des dizaines dans la sodalité canadienne et des centaines aux États-Unis, ils attendent juste d’être organisés. Damian prépare une rencontre en février en Californie pour lancer les discussions. Il prévoit de consacrer les prochaines années à la création d’une structure politique tau.

— Super, a dit Trevor d’un ton où il n’y avait pas que de l’ironie. Et nous ?

— Il continue à avoir besoin de nous. Peut-être plus que jamais. » Elle a fait face à Trevor. « Il va nous falloir des gens pour monter et gérer une police tau. Damian veut que tu en sois. »

Trev n’a pas répondu. De toute évidence, il était surpris. Flatté, mais aussi déboussolé par cette perspective. Amanda s’est tournée vers moi sans attendre sa réaction. « Tu as d’autres compétences. Une bonne mémoire, la capacité à suivre les instructions, à improviser en cas de besoin, et puis tu sais échanger avec les non-Taus. »

Jugement qui m’a paru douteux. J’ai pensé à Rachel Ragland : mon échange avec elle n’avait pas été un franc succès. « Et qu’est-ce que ça fait de moi ?

— Un diplomate.

— Tu plaisantes.

— Pas du tout. Mais il faut que tu en parles à Damian. Il t’expliquera mieux que moi.

— Et toi ? Il a des plans pour toi, ou pas encore ? »

Elle a regardé une nouvelle fois la fenêtre. « Je pars en Californie avec lui. »

Voilà comment je me suis retrouvé, bien après la fin de la fête, assis dans la cuisine à raconter mes ennuis à Lisa.

Les autres membres de la tranche étaient rentrés chez eux ou, pour ceux qui vivaient sur place, allés se coucher. Loretta dormait à l’étage. Mais Lisa avait toujours été une couche-tard. Je crois qu’elle aimait le calme des heures qui précèdent l’aube, une fois l’ordre revenu dans la maison et la vaisselle lavée. Elle avait l’air fatiguée, mais satisfaite. Je lui ai raconté ce qu’Amanda nous avait dit, le choix qu’elle avait fait. Lisa a hoché la tête. « Les choses changent, a-t-elle dit. Je sais, c’est d’une banalité sans nom. Une existence statique est impossible, et qui en voudrait ? Mais le changement a un prix, pas vrai ? Qu’on finit tous par payer jusqu’au dernier sou. »

Sans doute pensait-elle à Loretta, de santé fragile depuis quelque temps. J’étais venu voir Lisa en quête de compassion, ce qui commençait à paraître assez crétin de ma part. « Désolé si je…

— Oh, arrête. Ne t’excuse pas. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s’apitoyer ensemble. » Elle s’est carrée contre son dossier pour regarder autour d’elle la cuisine en train de refroidir. « Par des nuits d’hiver comme celle-ci, je pense à ce qui a changé au fil des ans. Même dans notre tranche. Je pense à ceux qui ont poursuivi leur chemin. »

Beaucoup d’entre nous l’avaient fait, y compris durant les sept petites années écoulées depuis mon arrivée. Les gens changeaient d’emploi ou de ville de résidence, intégraient d’autres tranches taus. Et toujours les remplaçaient de nouveaux visages, de nouveaux amis. Tau était un fleuve. « Comme certains que j’ai connus la première fois que je suis venu. Tu te souviens de Renata Goldstein ?

— Bien sûr, oui. Et de sa fille, la trisomique.

— Tonya.

— Tonya, oui. Elle se cachait au sous-sol pour regarder des dessins animés.

— Bob l’éponge. Sans le son.

— C’est ça. Et tu lui tenais compagnie. Jusqu’à ce que Renata quitte la tranche, il y a quoi, quatre ans, maintenant ? Cinq ?

— Elle est partie dans l’Ouest, non ?

— Mmh… c’est ce qu’elle a dit aux gens. En fait, elle est restée à Toronto. Je l’ai croisée dans le métro en février. »

Ça m’a surpris. « Ah bon ?

— Elle a quitté la tranche sans jamais en rejoindre une autre.

— Comment ça… elle a dérivé ? »

La « dérive » était un problème caché dans les petits caractères de l’évaluation d’Affinité. Le cerveau et l’esprit humains sont malléables. Les mesures étaient fiables, mais pouvaient évoluer avec le temps : il n’était pas impossible pour quelqu’un d’à peine tau de dériver complètement hors des spécifications et InterAlia avait toujours imposé de se faire réévaluer tous les cinq ans. Le phénomène n’avait heureusement rien de fréquent — depuis que j’étais tau, je n’avais entendu parler que d’un seul cas de dérive définitive en ville : un propriétaire de lave-auto de banlieue incapable de rempiler et forcé de quitter sa tranche, ce qui avait tiré des larmes à tout le monde —, mais c’était une perspective terrifiante.

« Peut-être, a répondu Lisa. Il s’agissait plus probablement d’un simple conflit familial. De brides. » Lisa a prononcé le mot avec un mépris audible. « En général, c’est un conjoint. Dans son cas, c’était cette fille. Elle était la bride de Renata.

— Pas sa bride, Renata. Son enfant. »

Lisa m’a regardé d’un air dur. « Oui, bien sûr. La bride était son enfant. »

Elle a reculé sa chaise pour se lever lentement, avec une grimace. « Je vais me coucher. Tu devrais y aller aussi, Adam. Tu te sentiras mieux après avoir fermé les yeux quelque temps. »

Nous ne le savions pas encore, mais c’était le début des années difficiles. Du chemin de croix des Affinités.

TROISIÈME PARTIE

Guerre de tranches

Avons-nous tourné une nouvelle page de la singulière histoire des Affinités ?